[Note 86: Diderot, dans l'avertissement qui precede l'_Addition a la Lettre sur les Sourds et Muets_, declare qu'_il n'a jamais eu l'honneur de voir M. l'abbe de Bernis_; mais ceci n'est qu'une feinte. Diderot n'etait pas cense auteur de la lettre; et nous devons dire, en biographe scrupuleux, que l'anecdote des joyeux diners a six sous par tete entre le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour cela moins authentique.]
Ses moeurs, au milieu de cette vie incertaine, n'etaient pas ce qu'on pourrait imaginer; on voit, par un aveu qu'il fait a mademoiselle Voland (t. II, p. 108), l'aversion qu'il concut de bonne heure pour les faciles et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonne, necessiteux, ardent, dont la plume acquit par la suite un renom d'impurete; qui, selon son propre temoignage, possedait assez bien son Petrone, et des petits madrigaux infames de Catulle pouvait reciter les trois quarts sans honte; ce jeune homme echappa a la corruption du vice, et, dans l'age le plus furieux, parvint a sauver les tresors de ses sens et les illusions de son coeur. Il dut ce bienfait a l'amour. La jeune fille qu'il aima etait une demoiselle dechue, une ouvriere pauvre, vivant honnetement avec sa mere du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine, la desira eperdument, se fit agreer d'elle, et l'epousa malgre les remontrances economiques de la mere; seulement il contracta ce mariage en secret, pour eviter l'opposition de sa propre famille, que trompaient sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses _Confessions_, a juge fort dedaigneusement l'Annette de Diderot, a laquelle il prefere de beaucoup sa Therese. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes de grands hommes, il parait en effet que, bonne femme au fond, madame Diderot etait d'un caractere tracassier, d'un esprit commun, d'une education vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire a ses affections. Tous ces facheux inconvenients, que le temps developpa, disparurent alors dans l'eclat de sa beaute. Diderot eut d'elle jusqu'a quatre enfants, dont un seul, une fille, survecut. Apres une de ses premieres couches, il expedia la mere et sans doute aussi le nourrisson a Langres, pres de sa famille, pour forcer la reconciliation. Ce moyen pathetique reussit, et toutes les preventions qui avaient dure des annees s'evanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accable de nouvelles charges, livre a des travaux penibles, traduisant, aux gages des libraires, quelques ouvrages anglais, une _Histoire de la Grece_, un _Dictionnaire de Medecine_, et meditant deja l'Encyclopedie, Diderot se desenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si pesamment greve son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix annees, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute la seconde moitie de sa vie, quelques femmes telles que madame de Prunevaux plus passagerement, l'engagerent dans des liaisons etroites qui devinrent comme le tissu meme de son existence interieure. Madame de Puisieux fut la premiere: coquette et aux expedients, elle ajouta aux embarras de Diderot, et c'est pour elle qu'il traduisit l'_Essai sur le Merite et la Vertu_, qu'il fit les _Pensees philosophiques_, l'_Interpretation de la Nature_, la _Lettre sur les Aveugles_, et les _Bijoux indiscrets_, offrande mieux assortie et moins severe. Madame Diderot, negligee par son mari, se resserra dans ses gouts peu eleves; elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha plus tard a son domestique que par l'education de sa fille. On comprendra, d'apres de telles circonstances, comment celui des philosophes du siecle qui sentit et pratiqua le mieux la moralite de la famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de pere, de fils, de frere, eut en meme temps une si fragile idee de la saintete du mariage, qui est pourtant le noeud de tout le reste; on saisira aisement sous quelle inspiration personnelle il fit dire a l'O-taitien dans le _Supplement au Voyage de Bougainville_: ≪Rien te parait-il plus insense qu'un precepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande une constance qui n'y peut etre, et qui viole la liberte du male et de la femelle en les enchainant pour jamais l'un a l'autre; qu'une fidelite qui borne la plus capricieuse des jouissances a un meme individu; qu'un serment d'immutabilite de deux etres de chair a la face d'un ciel qui n'est pas un instant le meme, sous des antres qui menacent ruine, au bas d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur une pierre qui s'ebranle?≫ Ce fut une singuliere destinee de Diderot, et bien explicable d'ailleurs par son exaltation naive et contagieuse, d'avoir eprouve ou inspire dans sa vie des sentiments si disproportionnes avec le merite veritable des personnes. Son premier, son plus violent amour, l'enchaina pour jamais a une femme qui n'avait aucune convenance reelle avec lui. Sa plus violente amitie, qui fut aussi passionnee qu'un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin, piquant, agreable, mais coeur egoiste et sec[87]. Enfin la plus violente admiration qu'il fit naitre lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur fetichiste de son philosophe, comme Brossette l'etait de son poete, espece de disciple badaud, de bedeau fanatique de l'atheisme. Femme, ami, disciple, Diderot se meprit donc dans ses choix; La Fontaine n'eut pas ete plus malencontreux que lui; au reste, a part le chapitre de sa femme, il ne semble guere que lui-meme il se soit jamais avise de ses meprises.
[Note 87: Ceci est trop severe pour Grimm; je suis revenu, depuis, a de meilleures idees sur son compte, en l'etudiant de pres.]
Tout homme doue de grandes facultes, et venu en des temps ou elles peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siecle et l'humanite, d'une oeuvre en rapport avec les besoins generaux de l'epoque et qui aide a la marche du progres. Quels que soient ses gouts particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de hors-d'oeuvre, il doit a la societe un monument public, sous peine de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinee. Montesquieu par l'_Esprit des Lois_, Rousseau par l'_Emile_ et la _Contrat social_, Buffon par l'_Histoire naturelle_, Voltaire par tout l'ensemble de ses travaux, ont rendu temoignage a cette loi sainte du genie, en vertu de laquelle il se consacre a l'avancement des hommes; Diderot, quoi qu'on en ait dit legerement, n'y a pas non plus manque[88]. On lui accorde de reste les fantaisies humoristes, les boutades d'une saillie incomparable, les chaudes esquisses, les riches prets a fonds perdu dans les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres, des causeries, des contes, les _petits-papiers_, comme il les appelait, c'est-a-dire les petits chefs-d'oeuvre, le morceau sur les femmes, _la Religieuse_, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La Carliere, les heritiers du cure de Thivet;--ce que nous tenons ici a lui maintenir, c'est son titre social, sa piece monumentale, l'Encyclopedie! Ce ne devait etre a l'origine qu'une traduction revue et augmentee du Dictionnaire anglais de Chalmers, une speculation de librairie. Diderot feconda l'idee premiere et concut hardiment un repertoire universel de la connaissance humaine a son epoque. Il mit vingt-cinq ans a l'executer. Il fut a l'interieur la pierre angulaire et vivante de cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les persecutions, de toutes les menaces du dehors. D'Alembert, qui s'y etait attache surtout par convenance d'interet, et dont la Preface ingenieuse a beaucoup trop assume, pour ceux qui ne lisent que les prefaces, la gloire eminente de l'ensemble, deserta au beau milieu de l'entreprise, laissant Diderot se debattre contre l'acharnement des devots, la pusillanimite des libraires, et sous un enorme surcroit de redaction. Grace a sa prodigieuse verve de travail, a l'universalite de ses connaissances, a cette facilite multiple acquise de bonne heure dans la detresse, grace surtout a ce talent moral de rallier autour de lui, d'inspirer et d'exciter ses travailleurs, il termina cet edifice audacieux, d'une masse a la fois menacante et reguliere: si l'on cherche le nom de l'architecte, c'est le sien qu'il faut y lire. Diderot savait mieux que personne les defauts de son oeuvre; il se les exagerait meme, eut egard au temps, et se croyant ne pour les arts, pour la geometrie, pour le theatre, il deplorait mainte fois sa vie engagee et perdue dans une affaire d'un profit si mince et d'une gloire si melee. Qu'il fut admirablement organise pour la geometrie et les arts, je ne le nie pas; mais certes, les choses etant ce qu'elles etaient alors, une grande revolution, comme il l'a lui-meme remarque[89], s'accomplissant dans les sciences, qui descendaient de la haute geometrie et de la contemplation metaphysique pour s'etendre a la morale; aux belles-lettres, a l'histoire de la nature, a la physique experimentale et a l'industrie; de plus, les arts au XVIIIe siecle etant faussement detournes de leur but superieur et rabaisses a servir de porte-voix philosophique ou d'arme pour le combat; au milieu de telles conditions generales, il etait difficile a Diderot de faire un plus utile, un plus digne et memorable emploi de sa faculte puissante qu'en la vouant a l'Encyclopedie. Il servit et precipita, par cette oeuvre civilisatrice, la revolution qu'il avait signalee dans les sciences. Je sais d'ailleurs quels reproches severes et reversibles sur tout le siecle doivent temperer ces eloges, et j'y souscris entierement; mais l'esprit antireligieux qui presida a l'Encyclopedie et a toute la philosophie d'alors ne saurait etre exclusivement juge de notre point de vue d'aujourd'hui, sans presque autant d'injustice qu'on a droit de lui en reprocher. Le mot d'ordre, le cri de guerre, _Ecrasons l'infame!_ tout decisif et inexorable qu'il semble, demande lui-meme a etre analyse et interprete. Avant de reprocher a la philosophie de n'avoir pas compris le vrai et durable christianisme, l'intime et reelle doctrine catholique, il convient de se souvenir que le depot en etait alors confie, d'une part aux jesuites intrigants et mondains, de l'autre aux jansenistes farouches et sombres; que ceux-ci, retranches dans les parlements, pratiquaient des ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur la grace, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et qu'ils realisaient pour les heretiques, dans les culs de basse-fosse des cachots, l'abime effrayant de Pascal. C'etait la l'_infame_ qui, tous les jours, calomniait aupres des philosophes le christianisme dont elle usurpait le nom; l'_infame_ en verite, que la philosophie est parvenue a _ecraser_ dans la lutte, en s'abimant sous une ruine commune. Diderot, des ses premieres _Pensees philosophiques_, parait surtout choque de cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de Nicole, d'Arnauld et de Pascal prete au Dieu chretien; et c'est au nom de l'humanite meconnue et d'une sainte commiseration pour ses semblables qu'il aborde la critique audacieuse ou sa fougue ne lui permit plus de s'arreter. Ainsi de la plupart des novateurs incredules: au point de depart, une meme protestation genereuse les unit. L'Encyclopedie ne fut donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloitre avec des savants et des penseurs de toute espece distribues a chaque etage. Elle ne fut pas une pyramide de granit a base immobile; elle n'eut rien de ces harmonieuses et pures constructions de l'art, qui montent avec lenteur a travers des siecles fervents vers un Dieu adore et beni. On l'a comparee a l'impie Babel; j'y verrais plutot une de ces tours de guerre, de ces machines de siege, mais enormes, gigantesques, merveilleuses, comme en decrit Polybe, comme en imagine le Tasse. L'arbre pacifique de Bacon y est faconne en catapulte menacante. Il y a des parties ruineuses, inegales, beaucoup de platras, des fragments cimentes et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre: l'edifice roule, il est mouvant, il tombera; mais qu'importe? pour appliquer ici un mot eloquent de Diderot lui-meme, ≪la statue de l'architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se detachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en sont pas d'argile.≫
[Note 88: C'est une retractation partielle, une rectification de ce que j'avais ecrit precedemment dans un article du _Globe_, dont je reproduis ici le debut:
≪Il y a dans _Werther_ un passage qui m'a toujours frappe par son admirable justesse: Werther compare l'homme de genie qui passe au milieu de son siecle, a un fleuve abondant, rapide, aux crues inegales, aux ondes parfois debordees; sur chaque rive se trouvent d'honnetes proprietaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne deborde au temps des grandes eaux et ne detruise leur petit bien-etre; ils s'entendent donc pour lui pratiquer des saignees a droite et a gauche, pour lui creuser des fosses, des rigoles; et les plus habiles profitent meme de ces eaux detournees pour arroser leur heritage, et s'en font des viviers et des etangs a leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et interessee de tous les hommes de bon sens et d'esprit contre l'homme d'un genie superieur n'apparait peut-etre dans aucun cas particulier avec plus d'evidence que dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On etait dans un siecle d'analyse et de destruction, on s'inquietait bien moins d'opposer aux idees en decadence des systemes complets, reflechis, desinteresses, dans lesquels les idees nouvelles de philosophie, de religion, de morale et de politique s'edifiassent selon l'ordre le plus general et le plus vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce a quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain les grands esprits de l'epoque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tenterent de s'elever a de hautes theories morales ou scientifiques; ou bien ils s'egaraient dans de pleines chimeres, dans des utopies de reveurs sublimes; ou bien, infideles a leur dessein, ils retombaient malgre eux, a tout moment, sous l'empire du fait, et le discutaient, le battaient en breche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui etait et ce qui convenait, voulut tout ce qu'il fit et fit tout ce qu'il voulut. Il n'en fut pas ainsi de Diderot, qui, n'ayant pas cette tournure d'esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s'isoler comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses facultes sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si abondant en lui-meme, disparut presque au milieu de toutes les saignees et de tous les canaux par lesquels on le detourna. La gene et le besoin, une singuliere facilite de caractere, une excessive prodigalite de vie et de conversation, la camaraderie encyclopedique et philosophique, tout cela soutira continuellement le plus metaphysicien et le plus artiste des genies de cette epoque. Grimm, dans sa _Correspondance litteraire_, d'Holbach dans ses predications d'atheisme, Raynal dans son _Histoire des deux Indes_, detournerent a leur profit plus d'une feconde artere de ce grand fleuve dont ils etaient riverains. Diderot, bon qu'il etait par nature, prodigue parce qu'il se sentait opulent, tout a tous, se laissait aller a cette facon de vivre; content de produire des idees, et se souciant peu de leur usage, il se livrait a son penchant intellectuel et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, a penser d'abord, a penser surtout et toujours, puis a parler de ses pensees, a les ecrire a ses amis, a ses maitresses; a les jeter dans des articles de journal, dans des articles d'encyclopedie, dans des romans imparfaits, dans des notes, dans des memoires sur des points speciaux; lui, le genie le plus synthetique de son siecle, il ne laissa pas de monument.
≪Ou plutot ce monument existe, mais par fragments; et, comme un esprit unique et substantiel est empreint en tous ces fragments epars, le lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie, amour et admiration, recompose aisement ce qui est jete dans un desordre apparent, reconstruit ce qui est inacheve, et finit par embrasser d'un coup d'oeil l'oeuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette figure forte, bienveillante et hardie, coloree par le sourire, abstraite par le front, aux vastes tempes, au coeur chaud, la plus allemande de toutes nos tetes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du Schiller tout ensemble.≫]
[Note 89: _Interpretation de la Nature_.]
L'atheisme de Diderot, bien qu'il l'affichat par moments avec une deplorable jactance, et que ses adversaires l'aient trop cruellement pris au mot, se reduit le plus souvent a la negation d'un Dieu mechant et vengeur, d'un Dieu fait a l'image des bourreaux de Calas et de La Barre. Diderot est revenu frequemment sur cette idee, et l'a presentee sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantot, comme dans l'entretien avec la marechale de Broglie, c'est un jeune Mexicain qui, las de son travail, se promene un jour au bord du grand Ocean; il voit une planche qui d'un bout trempe dans l'eau et de l'autre pose sur le rivage; il s'y couche, et, berce par la vague, rasant du regard l'espace infini, les contes de sa vieille grand'mere sur je ne sais quelle contree situee au dela et peuplee d'habitants merveilleux lui repassent en idee comme de folles chimeres; il n'y peut croire, et cependant le sommeil vient avec le balancement et la reverie, la planche se detache du rivage, le vent s'accroit, et voila le jeune raisonneur embarque. Il ne se reveille qu'en pleine eau. Un doute s'eleve alors dans son esprit: s'il s'etait trompe en ne croyant pas! si sa grand'mere avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il touche a la plage inconnue. Le vieillard, maitre du pays, est la qui le recoit a l'arrivee. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu pincee avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incredule? ou bien ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insense par les cheveux et se complaire a le trainer durant une eternite sur le rivage[90]?--Tantot, comme dans une lettre a mademoiselle Voland, c'est un moine, galant homme et point du tout enfroque, avec qui son ami Damilaville l'a fait diner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'etait une des plus puissantes affections de l'homme: ≪Un coeur paternel, repris-je; non, il n'y a que ceux qui ont ete peres qui sachent ce que c'est; c'est un secret heureusement ignore, meme des enfants.≫ Puis continuant, j'ajoutai: ≪Les premieres annees que je passai a Paris avaient ete fort peu reglees; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon pere, sans qu'il fut besoin de la lui exagerer. Cependant la calomnie n'y avait pas manque. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion d'aller le voir se presenta. Je ne balancai point. Je partis plein de confiance dans sa bonte. Je pensais qu'il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublie. Je pensai juste.≫ La, je m'arretai et je demandai a mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: ≪Soixante lieues, mon pere; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais trouve mon pere moins indulgent et moins tendre?--Au contraire.--Et s'il y en avait eu mille?--Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si loin?--Et s'il avait ete dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?...≫ En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournes au ciel; et mon religieux, les yeux baisses, meditait sur mon apologue.≫
[Note 90: On lit au tome second des _Essais_ de Nicole: ≪... En considerant avec effroi ces demarches temeraires et vagabondes de la plupart des hommes, qui les menent a la mort eternelle, je m'imagine de voir une ile epouvantable, entouree de precipices escarpes qu'un nuage epais empeche de voir, et environnee d'un torrent de feu qui recoit tous ceux qui tombent du haut de ces precipices. Tous les chemins et tous les sentiers se terminent a ces precipices, a l'exception d'un seul, mais tres-etroit et tres-difficile a reconnoitre, qui aboutit a un pont par lequel on evite le torrent de feu et l'on arrive a un lieu de surete et de lumiere... Il y a dans cette ile un nombre infini d'hommes a qui l'on commande de marcher incessamment. Un vent impetueux les presse et ne leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les chemins n'ont pour fin que le precipice; qu'il n'y en a qu'un seul ou ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est tres-difficile a remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces miserables, sans songer a chercher le sentier heureux, sans s'en informer, et comme s'ils le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne s'occupent que du soin de leur equipage, du desir de commander aux compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque divertissement qu'ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent insensiblement vers le bord du precipice, d'ou ils sont emportes dans ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un tres-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui, l'ayant decouvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin a un lieu de surete et de repos.≫ L'image de Nicole n'est pas consolante; au chapitre V du traite _de la Crainte de Dieu_, on peut chercher une autre scene de _carnage spirituel_, dans laquelle n'eclate pas moins ce qu'on a droit d'appeler le _terrorisme de la Grace_: on concoit que Diderot ait trouve ces doctrines funestes a l'humanite, et qu'il ait voulu faire a son tour, sous image d'ile et d'ocean, une contre-partie au tableau de Nicole.--Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une ile deserte, et les hommes y sont egalement de _miserables egares_.]
Diderot a expose ses idees sur la substance, la cause et l'origine des choses dans l'_Interpretation de la Nature_, sous le couvert de Baumann, qui n'est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans l'_Entretien avec d'Alembert_ et le _Reve_ singulier qu'il prete a ce philosophe. Il nous suffira de dire que son materialisme n'est pas un mecanisme geometrique et aride, mais un vitalisme confus, fecond et puissant, une fermentation spontanee, incessante, evolutive, ou, jusque dans le moindre atome, la sensibilite latente ou degagee subsiste toujours presente. C'etait l'opinion de Bordeu et des physiologistes, la meme que Cabanis a depuis si eloquemment exprimee. A la maniere dont Diderot sentait la nature exterieure, la nature pour ainsi dire _naturelle_, celle que les experiences des savants n'ont pas encore torturee et falsifiee, les bois, les eaux, la douceur des champs, l'harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au coeur, il devait etre profondement religieux par organisation, car nul n'etait plus sympathique et plus ouvert a la vie universelle. Seulement, cette vie de la nature et des etres, il la laissait volontiers obscure, flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelee au sein des germes, circulant dans les courants de l'air, ondoyant sur les cimes des forets, s'exhalant avec les bouffees des brises; il ne la rassemblait pas vers un centre, il ne l'idealisait pas dans l'exemplaire radieux d'une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage qu'il composa durant sa vieillesse et peu d'annees avant de mourir, l'_Essai sur la Vie de Seneque_, il s'est plu a traduire le passage suivant d'une lettre a Lucilius, qui le transporte d'admiration: ≪S'il s'offre a vos regards une vaste foret, peuplee d'arbres antiques, dont les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelaces vous derobent l'aspect du ciel, cette hauteur demesuree, ce silence profond, ces masses d'ombre que la distance epaissit et rend continues, tant de signes ne vous _intiment_-ils pas la presence d'un Dieu?≫ C'est Diderot qui souligne le mot _intimer_. Je suis heureux de trouver dans le meme ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu d'oubli peut-etre de ses propres exces cyniques et philosophiques, mais aussi un degout amer, un desaveu formel du materialisme immoral et corrupteur. J'aime qu'il reproche a La Mettrie de n'avoir pas _les premieres idees des vrais fondements de la morale_, ≪de cet arbre immense dont la tete touche aux cieux, et dont les racines penetrent jusqu'aux enfers, ou tout est lie, ou la pudeur, la decence, la politesse, les vertus les plus legeres, s'il en est de telles, sont attachees comme la feuille au rameau, qu'on deshonore en l'en depouillant.≫ Ceci me rappelle une querelle qu'il eut un jour sur la vertu avec Helvetius et Saurin; il en fait a mademoiselle Voland un recit charmant, qui est un miroir en raccourci de l'inconsequence du siecle. Ces messieurs niaient le sens moral inne, le motif essentiel et desinteresse de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. ≪Le plaisant, ajoute-t-il, c'est que, la dispute a peine terminee, ces honnetes gens se mirent, sans s'en apercevoir, a dire les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre, et a faire eux-memes la refutation de leur opinion. Mais Socrate, a ma place, la leur aurait arrachee.≫ Il dit en un endroit au sujet de Grimm: ≪La severite des principes de notre ami se perd; il distingue deux morales, une a l'usage des souverains.≫ Toutes ces idees excellentes sur la vertu, la morale et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le recueillement et l'espece de solitude qu'il tacha de se procurer durant les annees souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis etaient morts, les autres disperses; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient souvent. Aux conversations desormais fatigantes, il preferait la robe de chambre et sa bibliotheque du cinquieme sous les tuiles, au coin de la rue Taranne et de celle de Saint-Benoit; il lisait toujours, meditait beaucoup et soignait avec delices l'education de sa fille. Sa vie bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes oeuvres, dut lui etre d'un grand apaisement interieur; et toutefois peut-etre, a de certains moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux pere: ≪Mon fils, mon fils, c'est un bon oreiller que celui de la raison; mais je trouve que ma tete repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois.≫--Il mourut en juillet 1784[91].
[Note 91: Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors a ses debuts, publia dans quelque almanach litteraire le recit d'une _visite_ qu'il avait faite au philosophe, recit piquant, un peu burlesque, ou les qualites naives de l'original sont prises en caricature. Diderot s'en montra tres-mecontent. Garat presageait par ce trait son talent de plume, mais aussi sa legerete morale. Cette _visite chez Diderot_, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses _Revelations indiscretes du XVIIIe siecle_, est peut-etre le premier exemple en notre litterature du style _a la Janin_; dans ce genre de charge fine, l'echantillon de Garat reste charmant.]
Comme artiste et critique, Diderot fut eminent. Sans doute sa theorie du drame n'a guere de valeur que comme dementi donne au convenu, au faux gout, a l'eternelle mythologie de l'epoque, comme rappel a la verite des moeurs, a la realite des sentiments, a l'observation de la nature; il echoua des qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idee de morale le preoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en general, dans toute son esthetique, il meconnut les limites, les ressources propres et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame en moraliste, la statuaire et la peinture en litterateur; le style essentiel, l'execution mysterieuse, la touche sacree, ce je ne sais quoi d'accompli, d'acheve, qui est a la fois l'indispensable, ce _sine qua non_ de confection dans chaque oeuvre d'art pour qu'elle parvienne a l'adresse de la posterite,--sans doute ce coin precieux lui a echappe souvent; il a tatonne alentour, et n'y a pas toujours pose le doigt avec justesse; Falconnet et Sedaine lui ont cause de ces eblouissements d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Terence, pour Richardson et pour Greuze: voila les defauts. Mais aussi que de verve, que de raison dans les details! quelle chaude poursuite du vrai, du bon, de ce qui sort du coeur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans ce siecle irreverent! quelle critique penetrante, honnete, amoureuse, jusqu'alors inconnue! comme elle epouse son auteur des qu'elle y prend gout! comme elle le suit, l'enveloppe, le developpe, le choie et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette a l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutot a l'auteur des _Saisons_, a M. de Saint-Lambert, _qui, entre les gens de lettres, est une des peaux les plus sensibles_ (nous dirions aujourd'hui _un des epidermes_); a M. de La Harpe, qui a _du nombre, de l'eloquence, du style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous de la mamelle gauche_,
_... Quod laeva in parte mamillae Nil salit Arcadico juveni..._
JUV.
Demandez a l'abbe Raynal, _qui serait sur la ligne de M. de La Harpe, s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de gout_; au digne, au sage et honnete Thomas enfin, qui, a l'oppose du meme M. de La Harpe, _met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines_, et qui, en ecrivant _sur les femmes_, a trouve moyen de composer _un si bon, un si estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe_.
En prononcant le nom de femmes, nous avons touche la source la plus abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses meilleurs morceaux, les plus delicieux d'entre ses _petits papiers_, sont certainement ceux ou il les met en scene, ou il raconte les abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; ou il peint quelque coin du monde, quelque interieur auquel elles ont ete melees. Les moindres recits courent alors sous sa plume, rapides, entrainants, simples, loin d'aucun systeme, empreints, sans affectation, des circonstances les plus familieres, et comme venant d'un homme qui a de bonne heure vecu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'ame et la poesie dessous. De telles scenes, de tels portraits ne s'analysent pas. Omettant les choses plus connues, je recommande a ceux qui ne l'ont pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin, jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que desinteresses. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensee et indulgente; c'est de la raison, de la decence, de l'honnetete, je dirais presque de la vertu, a la portee d'une jolie actrice, bonne et franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux deja pour etre sage), Horace lui-meme n'aurait pas donne d'autres preceptes, des conseils mieux pris dans le reel, dans le possible, dans l'humanite; et certes il ne les eut pas assaisonnes de maximes plus saines, d'indications plus fines sur l'art du comedien. Ces Lettres a mademoiselle Jodin, publiees pour la premiere fois en 1821, presageaient dignement celles a mademoiselle Voland, que nous possedons enfin aujourd'hui. Ici Diderot se revele et s'epanche tout entier. Ses gouts, ses moeurs, la tournure secrete de ses idees et de ses desirs; ce qu'il etait dans la maturite de l'age et de la pensee; sa sensibilite intarissable au sein des plus arides occupations et sous les paquets d'epreuves de l'_Encyclopedie_; ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville natale, de la maison paternelle et des _vordes_ sauvages ou s'ebattait son enfance; son voeu de retraite solitaire, de campagne avec peu d'amis, d'oisivete entremelee d'emotions et de lectures; et puis, au milieu de cette societe charmante, a laquelle il se laisse aller tout en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimacantes, les episodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses recits; madame d'Epinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole, aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et discordant, pres de sa moitie au fin sourire; l'abbe Galiani, _tresor dans les jours pluvieux_, meuble si indispensable que _tout le monde voudrait en avoir un a la campagne, si on en faisait chez les tabletiers_; l'incomparable portrait d'_Uranie_, de cette belle et auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus desesperante des femmes qui disent: Je vous aime;--un franc parler sur les personnages celebres; Voltaire, _ce mechant et extraordinaire enfant des Delices_, qui a beau critiquer, railler, se demener, et qui _verra toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans s'elever sur la pointe du pied, le passeront de la tete, car il n'est que le second dans tous les genres_; Rousseau, cet etre incoherent, _excessif, tournant perpetuellement autour d'une capuciniere ou il se fourrera un beau matin, et sans cesse ballotte de l'atheisme au bapteme des cloches_;--c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot, homme, moraliste, peintre et critique, se montre a nu dans cette Correspondance, si heureusement conservee, si a propos offerte a l'admiration empressee de nos contemporains. Plus efficacement que nos paroles, elle ravivera, elle achevera dans leur memoire une image deja vieillie, mais toujours presente. Nous y renvoyons bien vite les lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que nous en avons trop dit[92]. Nous leur rappellerons en meme temps, comme dedommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand ecrivain, insere autrefois dans ce recueil par un des hommes[93] qui ont le mieux soutenu et perpetue de nos jours la tradition de Diderot, pour la verve chaude et feconde, le genie facile, abondant, passionne, le charme sans fin des causeries et la bonte prodigue du caractere.
Juin 1831.
[Note 92: On peut voir aussi deux articles detailles sur cette Correspondance dans _le Globe_, 20 septembre et 5 octobre 1830.]
[Note 93: M. Ch. Nodier (_Revue de Paris_).]
J'ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII des _Causeries du Lundi_.
L'ABBE PREVOST
On a compare souvent l'impression melancolique que produisent sur nous les bibliotheques, ou sont entasses les travaux de tant de generations defuntes, a l'effet d'un cimetiere peuple de tombes. Cela ne nous a jamais semble plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosite vague ou un labeur trop empresse, mais guide par une intention particuliere d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piete studieuse a accomplir envers une memoire. Si pourtant l'objet de notre etude ce jour-la, et en quelque sorte de notre devotion, est un de ces morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet ne saurait etre ce que nous disons; l'autel alors nous apparait trop lumineux; il s'en echappe incessamment un puissant eclat qui chasse bien loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idees de duree et de vie. La mediocrite, non plus, n'est guere propre a faire naitre en nous un sentiment d'espece si delicate; l'impression qu'elle cause n'a rien que de sterile, et ressemble a de la fatigue ou a de la pitie. Mais ce qui nous donne a songer plus particulierement et ce qui suggere a notre esprit mille pensees d'une morale penetrante, c'est quand il s'agit d'un de ces hommes en partie celebres et en partie oublies, dans la memoire desquels, pour ainsi dire, la lumiere et l'ombre se joignent; dont quelque production toujours debout recoit encore un vif rayon qui semble mieux eclairer la poussiere et l'obscurite de tout le reste; c'est quand nous touchons a l'une de ces renommees recommandables et jadis brillantes, comme il s'en est vu beaucoup sur la terre, belles aujourd'hui, dans leur silence, de la beaute d'un cloitre qui tombe, et a demi couchees, desertes et en ruine. Or, a part un tres-petit nombre de noms grandioses et fortunes qui, par l'a-propos de leur venue, l'etoile constante de leurs destins, et aussi l'immensite des choses humaines et divines qu'ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilege eternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun a tout ce qui porte dans l'ordre des lettres le titre de talent et meme celui de genie. Les admirations contemporaines les plus unanimes et les mieux meritees ne peuvent rien contre; la resignation la plus humble, comme la plus opiniatre resistance, ne hate ni ne retarde ce moment inevitable, ou le grand poete, le grand ecrivain, entre dans la posterite, c'est-a-dire ou les generations dont il fut le charme et l'ame, cedant la scene a d'autres, lui-meme il passe de la bouche ardente et confuse des hommes a l'indifference, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus souvent, est la derniere consecration des monuments accomplis. Sans doute quelques pelerins du genie, comme Byron les appelle, viennent encore et jusqu'a la fin se succederont alentour; mais la societe en masse s'est portee ailleurs et frequente d'autres lieux. Une bien forte part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge deja dans l'ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n'est pas sans tristesse, soit qu'on l'eprouve pour soi-meme, soit qu'on l'applique a d'autres, nous devons tacher du moins qu'il nous laisse sans amertume. Il n'a rien, a le bien prendre, qui soit capable d'irriter ou de decourager; c'est un des mille cotes de la loi universelle. Ne nous y appesantissons jamais que pour combattre en nous l'amour du bruit, l'exageration de notre importance, l'enivrement de nos oeuvres. Premunis par la contre bien des agitations insensees, sachons nous tenir a un calme grave, a une habitude reflechie et naturelle, qui nous fasse tout gouter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, degagee des preoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sinceres des changeantes saillies du jour et des jargons bigarres qui passent, nous etablisse dans la situation intime la meilleure pour y epancher le plus de ces verites reelles, de ces beautes simples, de ces sentiments humains bien menages, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les ages futurs verront se confirmer a chaque epreuve l'eternelle jeunesse.
Cette reflexion nous a ete inspiree au sujet de l'abbe Prevost, et nous croyons que c'est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le plus naturellement a lui-meme, s'il pouvait se contempler dans le passe. Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carriere, il ait jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, a un moment determine, eclate de la plenitude d'un disque eblouissant, et qu'on appelle la gloire; plutot que la gloire, il eut de la celebrite diffuse, et posseda les honneurs du talent, sans monter jusqu'au genie. Ce fut pourtant, si l'on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis XIV, ce fut, a tout prendre, un heureux et facile genie, d'un savoir etendu et lucide, d'une vaste memoire, inepuisable en oeuvres, egalement propre aux histoires serieuses et aux amusantes, renomme pour les graces du style et la vivacite des peintures, et dont les productions, a peine ecloses, faisaient, disait-on alors, _les delices des coeurs sensibles et des belles imaginations_. Ses romans, en effet, avaient un cours prodigieux; on les contrefaisait de toutes parts; quelquefois on les continuait sous son nom, ce qui est arrive pour le _Cleveland_; les libraires demandaient _du l'abbe Prevost_, comme precedemment du Saint-Evremond; lui-meme, il ne les laissait guere en souffrance, et ses oeuvres, y compris _le Pour et Contre_ et l'_Histoire generale des Voyages_, vont beaucoup au dela de cent volumes. De tous ces estimables travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de creations, que reste-t-il dont on se souvienne et qu'on relise? Si dans notre jeunesse nous nous sommes trouves a portee de quelque ancienne bibliotheque de famille, nous avons pu lire _Cleveland_, _le Doyen de Killerine_, les _Memoires d'un Homme de qualite_, que nous recommandaient nos oncles ou nos peres; mais, a part une occasion de ce genre, on les estime sur parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va presque jamais jusqu'a la fin, pas plus que pour l'_Astree_ ou pour _Clelie_; la maniere en est deja trop loin de notre gout, et rebute par son developpement, au lieu de prendre; il n'y a que _Manon Lescaut_ qui reussisse toujours dans son accorte negligence, et dont la fraicheur sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d'oeuvre echappe en un jour de bonheur a l'abbe Prevost, et sans plus de peine assurement que les innombrables episodes, a demi reels, a demi inventes, dont il a seme ses ecrits, soutient a jamais son nom au-dessus du flux des annees, et le classe de pair, en lieu sur, a cote de l'elite des ecrivains et des inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un mois dans leur vie, ou a la fois leur coeur s'est trouve plus abondant, leur timbre plus pur, leur regard doue de plus de transparence et de clarte, leur genie plus familier et plus present; ou un fruit rapide leur est ne et a muri sous cette harmonieuse conjonction de tous les astres interieurs; ou, en un mot, par une oeuvre de dimension quelconque, mais complete, ils se sont eleves d'un jet a l'ideal d'eux-memes! Bernardin de Saint-Pierre dans _Paul et Virginie_, Benjamin Constant par son _Adolphe_, ont eu cette bonne fortune, qu'on merite toujours si on l'obtient, de s'offrir, sous une enveloppe de resume admirable, au regard sommaire de l'avenir. On commence a croire que, sans cette tour solitaire de Rene, qui s'en detache et monte dans la nue, l'edifice entier de Chateaubriand se discernerait confusement a distance[94]. L'abbe Prevost, sous cet aspect, n'a rien a envier a tous ces hommes. Avec infiniment moins d'ambition qu'aucun, il a son point sur lequel il est autant hors de ligne: Manon Lescaut subsiste a jamais, et, en depit des revolutions du gout et des modes sans nombre qui en eclipsent le vrai regne, elle peut garder au fond sur son propre sort cette indifference folatre et languissante qu'on lui connait. Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-etre et par trop simple de metaphysique et de nuances; mais quand l'assaisonnement moderne se sera evapore, quand l'enluminure fatigante aura pali, cette fille incomprehensible se retrouvera la meme, plus fraiche seulement par le contraste. L'ecrivain qui nous l'a peinte restera apprecie dans le calme, comme etant arrive a la profondeur la plus inouie de la passion par le simple naturel d'un recit, et pour avoir fait de sa plume, en cette circonstance, un emploi cher a certains coeurs dans tous les temps. Il est donc de ceux que l'oubli ne submergera pas, ou qu'il n'atteindra du moins que quand, le gout des choses saines etant epuise, il n'y aura plus de regret a mourir.
[Note 94: J'ecrivais cela en 1831. Ceux qui m'accusent, comme ce leger M. de Lomenie (qui n'est qu'un echo de son monde), d'avoir attendu la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensee a son sujet, ne m'ont pas bien lu. Beranger, au contraire, avait fort remarque ce passage, et il s'amusait quelquefois a taquiner M. de Chateaubriand sur ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.]
Mais si la posterite s'en tient, dans l'essor de son coup d'oeil, a cette breve comprehension d'un homme, a ce releve rapide d'une oeuvre, il y a, jusque dans son sein, des curiosites plus scrupuleuses et plus patientes qui eprouvent le besoin d'insister davantage, de revenir a la connaissance des portions disparues, et de retrouver epars dans l'ensemble, plus melanges sans doute mais aussi plus etales, la plupart des merites dont la piece principale se compose. On veut suivre dans la continuite de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte, l'etoffe et la qualite de ce genie dont on a deja vu le plus brillant echantillon, mais un echantillon, apres tout, qui tient etroitement au reste, et n'en est d'ordinaire qu'un accident mieux venu. C'est ce que nous tachons de faire aujourd'hui pour l'abbe Prevost. Un attrait tout particulier, des qu'on l'a entrevu, invite a s'informer de lui et a desirer de l'approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse decente de son langage, laissent transpirer a son insu une sensibilite interieure profondement tendre, et, sous la generalite de sa morale et la multiplicite de ses recits, il est aise de saisir les traces personnelles d'une experience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut pour lui le premier de ses romans et comme la matiere de tous les autres. Il naquit, sur la fin du XVIIe siecle, en avril 1697, a Hesdin dans l'Artois, d'une honnete famille et meme noble; son pere etait procureur du roi au bailliage. Le jeune Prevost fit ses premieres etudes chez les jesuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa rhetorique au college d'Harcourt, a Paris. On le soigna fort a cause des rares talents qu'il produisit de bonne heure, et les jesuites l'avaient deja entraine au noviciat lorsqu'un jour (il avait seize ans), les idees de monde l'ayant assailli, il quitta tout pour s'engager en qualite de simple volontaire. La derniere guerre de Louis XIV tirait a sa fin; les emplois a l'armee etaient devenus tres-rares; mais il avait l'esperance, commune a une infinite de jeunes gens, d'etre avance aux premieres occasions; et, comme lui-meme il l'a dit par la suite en reponse a ceux qui calomniaient cette partie de sa vie, ≪il n'etoit pas si disgracie du cote de la naissance et de la fortune qu'il ne put esperer de faire heureusement son chemin.≫ Las pourtant d'attendre, et la guerre d'ailleurs finissant, il retourna a La Fleche chez les peres jesuites, qui le recurent avec toutes sortes de caresses; il en fut seduit au point de s'engager presque definitivement dans l'Ordre; il composa, en l'honneur de saint Francois Xavier, une ode qui ne s'est pas conservee. Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de la retraite, il reprit le metier des armes _avec plus du distinction_, dit-il, _et d'agrement_, avec quelque grade par consequent, lieutenance ou autre. Les details manquent sur cette epoque critique de sa vie[95]. On n'a qu'une phrase de lui qui donne suffisamment a penser et qui revele la teinte a la direction de ses sentiments durant les orages de sa premiere jeunesse: ≪Quelques annees se passerent, dit-il (a ce metier des armes); vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des precautions qui m'echapperent. Je laisse a juger quels devoient etre, depuis l'age de vingt a vingt-cinq ans, le coeur et les sentiments d'un homme qui a compose le _Cleveland_ trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au _tombeau_: c'est le nom que je donne a l'Ordre respectable ou j'allai m'ensevelir, et ou je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis ignorerent ce que j'etois devenu.≫ Cet Ordre respectable dont il parle, et dans lequel il entra a l'age de vingt-quatre ans environ, est celui des Benedictins de la congregation de Saint-Maur; il y resta cinq ou six ans dans les pratiques religieuses et dans l'assiduite de l'etude; nous le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette ame passionnee, et par trop maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer a rien; elle etait du nombre de ces natures deliees qu'on traverse et qu'on ebranle aisement sans les tenir; elle avait puise dans l'ingenuite de son propre fonds et avait developpe en elle, par l'excellente education qu'elle avait recue, mille sentiments honnetes, delicats et pieux, capables, ce semble, a volonte, de l'honorer parmi les hommes ou de la sanctifier dans la retraite, et elle ne savait se resoudre ni a l'un ni a l'autre de ces partis; elle en essayait continuellement tour a tour; la fragilite se perpetuait sous les remords; le monde, ses plaisirs, la variete de ses evenements, de ses peintures, la tendresse de ses liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d'absence, des tentations irresistibles pour ce coeur trop tot sevre, et, d'une autre part, aucun de ces biens ne parvenait a le remplir au moment de la jouissance. Le repentir alors et une sorte d'irritation croissante contre un ennemi toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis extremes dont l'austerite ne tardait pas a mollir; et, apres une lutte nouvelle, en un sens contraire au precedent, il retombait encore de la cellule dans les aventures. On a conserve de lui le fragment d'une lettre ecrite a l'un de ses freres au commencement de son entree chez les benedictins; elle se rapporte au temps de son sejour a Saint-Ouen, vers 1721. Il y touche cet etat moral de son ame en traits ingenus et suaves qui marquent assez qu'il n'est pas gueri: ≪Je connois la foiblesse de mon coeur, et je sens de quelle importance il est pour son repos de ne point m'appliquer a des sciences steriles qui le laisseraient dans la secheresse et dans la langueur; il faut, si je veux etre heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force l'impression de grace qui m'y a amene; il faut que je veille sans cesse a eloigner tout ce qui pourroit l'affoiblir. Je n'apercois que trop tous les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment de vue la grande regle, ou meme si je regardois avec la moindre complaisance certaines images qui ne se presentent que trop souvent a mon esprit, et qui n'auroient encore que trop de force pour me seduire, quoiqu'elles soient a demi effacees. Qu'on a de peine, mon cher frere, a reprendre un peu de vigueur quand on s'est fait une habitude de sa foiblesse; et qu'il en coute a combattre pour la victoire, quand on a trouve longtemps de la douceur a se laisser vaincre!≫
[Note 95: Le biographe de l'edition de 1810, qui est le meme que celui de l'edition de 1783, a copie sur ce point le biographe qui a publie les _Pensees de l'abbe Prevost_ en 1764, et qui lui-meme s'en etait tenu aux explications inserees dans le nombre 47 du _Pour et Contre_.--On a imprime dans je ne sais quel livre _d'Ana_, que Prevost etant tombe amoureux d'une dame, a Hesdin probablement, son pere, qui voyait cette intrigue de mauvais oeil, alla un soir a la porte de la dame pour morigener son fils au passage, et que celui-ci, dans la rapidite du mouvement qu'il fit pour s'echapper, heurta si violemment son pere que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n'est pas la une calomnie atroce, c'est un conte, et Prevost a bien assez de catastrophes dans sa vie sans celle-la. (Voir dans la _Decade philosophique_ du 20 thermidor an XI une lettre de M. L. Prevost d'Exiles, qui dement et refute peremptoirement cette anecdote sur son grand-oncle).]
L'ideal de l'abbe Prevost, son reve des sa jeunesse, le modele de felicite vertueuse qu'il se proposait et qu'ajournerent longtemps pour lui des erreurs trop vives, c'etait un melange d'etude et de monde, de religion et d'honnete plaisir, dont il s'est plu en beaucoup d'occasions a flatter le tableau. Une fois engage dans des liens indissolubles, il tacha que toute image trop emouvante et trop propice aux desirs fut soigneusement bannie de ce plan un peu chimerique, ou le devoir etait la mesure de la volupte. On aime a s'etendre avec lui, en plus d'un endroit des _Memoires d'un Homme de qualite_ et de _Cleveland_, sur ces promenades meditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond; sur ces conversations morales entre amis, _qu'Horace et Boileau ont marquees_, nous dit-il, _comme un des plus beaux traits dont ils composent la vie heureuse_. Son christianisme est doux et tempere, on le voit; accommodant, mais pur; c'est un christianisme formel qui _ordonne a la fois la pratique de la morale et la croyance des mysteres_, d'ailleurs nullement farouche, fonde sur la Grace et sur l'amour, fleuri d'atticisme, ayant passe par le noviciat des jesuites et s'en etant degage avec candeur, bien qu'avec un souvenir toujours reconnaissant. Gresset, dans plusieurs morceaux de ses epitres, nous en donnerait quelque idee que Prevost certainement ne desavouerait pas:
_Blandus honos, hilarisque tamen cum pondere virtus._ |
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