2014년 10월 29일 수요일

Portraits litteraires 11

Portraits litteraires 11


[Note 86: Diderot, dans l'avertissement qui precede l'_Addition a la
Lettre sur les Sourds et Muets_, declare qu'_il n'a jamais eu l'honneur
de voir M. l'abbe de Bernis_; mais ceci n'est qu'une feinte. Diderot
n'etait pas cense auteur de la lettre; et nous devons dire, en biographe
scrupuleux, que l'anecdote des joyeux diners a six sous par tete entre
le philosophe adolescent et le futur cardinal ne nous semble pas pour
cela moins authentique.]

Ses moeurs, au milieu de cette vie incertaine, n'etaient pas ce qu'on
pourrait imaginer; on voit, par un aveu qu'il fait a mademoiselle Voland
(t. II, p. 108), l'aversion qu'il concut de bonne heure pour les faciles
et dangereux plaisirs. Ce jeune homme, abandonne, necessiteux, ardent,
dont la plume acquit par la suite un renom d'impurete; qui, selon son
propre temoignage, possedait assez bien son Petrone, et des petits
madrigaux infames de Catulle pouvait reciter les trois quarts sans
honte; ce jeune homme echappa a la corruption du vice, et, dans l'age le
plus furieux, parvint a sauver les tresors de ses sens et les illusions
de son coeur. Il dut ce bienfait a l'amour. La jeune fille qu'il aima
etait une demoiselle dechue, une ouvriere pauvre, vivant honnetement
avec sa mere du travail de ses mains. Diderot la connut comme voisine,
la desira eperdument, se fit agreer d'elle, et l'epousa malgre les
remontrances economiques de la mere; seulement il contracta ce mariage
en secret, pour eviter l'opposition de sa propre famille, que trompaient
sur son compte de faux rapports. Jean-Jacques, dans ses _Confessions_, a
juge fort dedaigneusement l'Annette de Diderot, a laquelle il prefere
de beaucoup sa Therese. Sans nous prononcer entre ces deux compagnes
de grands hommes, il parait en effet que, bonne femme au fond, madame
Diderot etait d'un caractere tracassier, d'un esprit commun, d'une
education vulgaire, incapable de comprendre son mari et de suffire a
ses affections. Tous ces facheux inconvenients, que le temps developpa,
disparurent alors dans l'eclat de sa beaute. Diderot eut d'elle jusqu'a
quatre enfants, dont un seul, une fille, survecut. Apres une de ses
premieres couches, il expedia la mere et sans doute aussi le nourrisson
a Langres, pres de sa famille, pour forcer la reconciliation. Ce moyen
pathetique reussit, et toutes les preventions qui avaient dure des
annees s'evanouirent en vingt-quatre heures. Cependant, accable de
nouvelles charges, livre a des travaux penibles, traduisant, aux gages
des libraires, quelques ouvrages anglais, une _Histoire de la Grece_, un
_Dictionnaire de Medecine_, et meditant deja l'Encyclopedie, Diderot se
desenchanta bien promptement de cette femme, pour laquelle il avait si
pesamment greve son avenir. Madame de Puisieux (autre erreur) durant dix
annees, mademoiselle Voland, la seule digne de son choix, durant toute
la seconde moitie de sa vie, quelques femmes telles que madame de
Prunevaux plus passagerement, l'engagerent dans des liaisons etroites
qui devinrent comme le tissu meme de son existence interieure. Madame de
Puisieux fut la premiere: coquette et aux expedients, elle ajouta aux
embarras de Diderot, et c'est pour elle qu'il traduisit l'_Essai sur
le Merite et la Vertu_, qu'il fit les _Pensees philosophiques_,
l'_Interpretation de la Nature_, la _Lettre sur les Aveugles_, et les
_Bijoux indiscrets_, offrande mieux assortie et moins severe. Madame
Diderot, negligee par son mari, se resserra dans ses gouts peu eleves;
elle eut son petit monde, ses petits entours, et Diderot ne se rattacha
plus tard a son domestique que par l'education de sa fille. On
comprendra, d'apres de telles circonstances, comment celui des
philosophes du siecle qui sentit et pratiqua le mieux la moralite de la
famille, qui cultiva le plus pieusement les relations de pere, de fils,
de frere, eut en meme temps une si fragile idee de la saintete du
mariage, qui est pourtant le noeud de tout le reste; on saisira aisement
sous quelle inspiration personnelle il fit dire a l'O-taitien dans le
_Supplement au Voyage de Bougainville_: ≪Rien te parait-il plus insense
qu'un precepte qui proscrit le changement qui est en nous, qui commande
une constance qui n'y peut etre, et qui viole la liberte du male et de
la femelle en les enchainant pour jamais l'un a l'autre; qu'une fidelite
qui borne la plus capricieuse des jouissances a un meme individu; qu'un
serment d'immutabilite de deux etres de chair a la face d'un ciel qui
n'est pas un instant le meme, sous des antres qui menacent ruine, au bas
d'une roche qui tombe en poudre, au pied d'un arbre qui se gerce, sur
une pierre qui s'ebranle?≫ Ce fut une singuliere destinee de Diderot,
et bien explicable d'ailleurs par son exaltation naive et
contagieuse, d'avoir eprouve ou inspire dans sa vie des sentiments si
disproportionnes avec le merite veritable des personnes. Son premier,
son plus violent amour, l'enchaina pour jamais a une femme qui n'avait
aucune convenance reelle avec lui. Sa plus violente amitie, qui fut
aussi passionnee qu'un amour, eut pour objet Grimm, bel esprit fin,
piquant, agreable, mais coeur egoiste et sec[87]. Enfin la plus violente
admiration qu'il fit naitre lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur
fetichiste de son philosophe, comme Brossette l'etait de son poete,
espece de disciple badaud, de bedeau fanatique de l'atheisme. Femme,
ami, disciple, Diderot se meprit donc dans ses choix; La Fontaine n'eut
pas ete plus malencontreux que lui; au reste, a part le chapitre de sa
femme, il ne semble guere que lui-meme il se soit jamais avise de ses
meprises.

[Note 87: Ceci est trop severe pour Grimm; je suis revenu, depuis, a
de meilleures idees sur son compte, en l'etudiant de pres.]

Tout homme doue de grandes facultes, et venu en des temps ou elles
peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siecle et
l'humanite, d'une oeuvre en rapport avec les besoins generaux de
l'epoque et qui aide a la marche du progres. Quels que soient ses gouts
particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de
hors-d'oeuvre, il doit a la societe un monument public, sous peine
de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinee. Montesquieu par
l'_Esprit des Lois_, Rousseau par l'_Emile_ et la _Contrat social_,
Buffon par l'_Histoire naturelle_, Voltaire par tout l'ensemble de ses
travaux, ont rendu temoignage a cette loi sainte du genie, en vertu de
laquelle il se consacre a l'avancement des hommes; Diderot, quoi qu'on
en ait dit legerement, n'y a pas non plus manque[88]. On lui accorde
de reste les fantaisies humoristes, les boutades d'une saillie
incomparable, les chaudes esquisses, les riches prets a fonds perdu dans
les ouvrages et sous le nom de ses amis, le don des romans, des lettres,
des causeries, des contes, les _petits-papiers_, comme il les appelait,
c'est-a-dire les petits chefs-d'oeuvre, le morceau sur les femmes, _la
Religieuse_, madame de La Pommeraie, mademoiselle La Chaux, madame de La
Carliere, les heritiers du cure de Thivet;--ce que nous tenons ici a lui
maintenir, c'est son titre social, sa piece monumentale, l'Encyclopedie!
Ce ne devait etre a l'origine qu'une traduction revue et augmentee du
Dictionnaire anglais de Chalmers, une speculation de librairie. Diderot
feconda l'idee premiere et concut hardiment un repertoire universel
de la connaissance humaine a son epoque. Il mit vingt-cinq ans a
l'executer. Il fut a l'interieur la pierre angulaire et vivante de
cette construction collective, et aussi le point de mire de toutes les
persecutions, de toutes les menaces du dehors. D'Alembert, qui s'y etait
attache surtout par convenance d'interet, et dont la Preface ingenieuse
a beaucoup trop assume, pour ceux qui ne lisent que les prefaces, la
gloire eminente de l'ensemble, deserta au beau milieu de l'entreprise,
laissant Diderot se debattre contre l'acharnement des devots, la
pusillanimite des libraires, et sous un enorme surcroit de redaction.
Grace a sa prodigieuse verve de travail, a l'universalite de ses
connaissances, a cette facilite multiple acquise de bonne heure dans
la detresse, grace surtout a ce talent moral de rallier autour de
lui, d'inspirer et d'exciter ses travailleurs, il termina cet edifice
audacieux, d'une masse a la fois menacante et reguliere: si l'on cherche
le nom de l'architecte, c'est le sien qu'il faut y lire. Diderot savait
mieux que personne les defauts de son oeuvre; il se les exagerait meme,
eut egard au temps, et se croyant ne pour les arts, pour la geometrie,
pour le theatre, il deplorait mainte fois sa vie engagee et perdue dans
une affaire d'un profit si mince et d'une gloire si melee. Qu'il fut
admirablement organise pour la geometrie et les arts, je ne le nie pas;
mais certes, les choses etant ce qu'elles etaient alors, une grande
revolution, comme il l'a lui-meme remarque[89], s'accomplissant dans les
sciences, qui descendaient de la haute geometrie et de la contemplation
metaphysique pour s'etendre a la morale; aux belles-lettres, a
l'histoire de la nature, a la physique experimentale et a l'industrie;
de plus, les arts au XVIIIe siecle etant faussement detournes de leur
but superieur et rabaisses a servir de porte-voix philosophique ou
d'arme pour le combat; au milieu de telles conditions generales, il
etait difficile a Diderot de faire un plus utile, un plus digne
et memorable emploi de sa faculte puissante qu'en la vouant a
l'Encyclopedie. Il servit et precipita, par cette oeuvre civilisatrice,
la revolution qu'il avait signalee dans les sciences. Je sais d'ailleurs
quels reproches severes et reversibles sur tout le siecle doivent
temperer ces eloges, et j'y souscris entierement; mais l'esprit
antireligieux qui presida a l'Encyclopedie et a toute la philosophie
d'alors ne saurait etre exclusivement juge de notre point de vue
d'aujourd'hui, sans presque autant d'injustice qu'on a droit de lui en
reprocher. Le mot d'ordre, le cri de guerre, _Ecrasons l'infame!_ tout
decisif et inexorable qu'il semble, demande lui-meme a etre analyse et
interprete. Avant de reprocher a la philosophie de n'avoir pas
compris le vrai et durable christianisme, l'intime et reelle doctrine
catholique, il convient de se souvenir que le depot en etait alors
confie, d'une part aux jesuites intrigants et mondains, de l'autre aux
jansenistes farouches et sombres; que ceux-ci, retranches dans les
parlements, pratiquaient des ici-bas leur fatale et lugubre doctrine sur
la grace, moyennant leurs bourreaux, leur question, leurs tortures, et
qu'ils realisaient pour les heretiques, dans les culs de basse-fosse des
cachots, l'abime effrayant de Pascal. C'etait la l'_infame_ qui, tous
les jours, calomniait aupres des philosophes le christianisme dont elle
usurpait le nom; l'_infame_ en verite, que la philosophie est parvenue a
_ecraser_ dans la lutte, en s'abimant sous une ruine commune. Diderot,
des ses premieres _Pensees philosophiques_, parait surtout choque de
cet aspect tyrannique et capricieusement farouche, que la doctrine de
Nicole, d'Arnauld et de Pascal prete au Dieu chretien; et c'est au nom
de l'humanite meconnue et d'une sainte commiseration pour ses semblables
qu'il aborde la critique audacieuse ou sa fougue ne lui permit plus de
s'arreter. Ainsi de la plupart des novateurs incredules: au point de
depart, une meme protestation genereuse les unit. L'Encyclopedie ne fut
donc pas un monument pacifique, une tour silencieuse de cloitre avec des
savants et des penseurs de toute espece distribues a chaque etage. Elle
ne fut pas une pyramide de granit a base immobile; elle n'eut rien de
ces harmonieuses et pures constructions de l'art, qui montent avec
lenteur a travers des siecles fervents vers un Dieu adore et beni. On
l'a comparee a l'impie Babel; j'y verrais plutot une de ces tours
de guerre, de ces machines de siege, mais enormes, gigantesques,
merveilleuses, comme en decrit Polybe, comme en imagine le Tasse.
L'arbre pacifique de Bacon y est faconne en catapulte menacante. Il y
a des parties ruineuses, inegales, beaucoup de platras, des fragments
cimentes et indestructibles. Les fondations ne plongent pas en terre:
l'edifice roule, il est mouvant, il tombera; mais qu'importe? pour
appliquer ici un mot eloquent de Diderot lui-meme, ≪la statue de
l'architecte restera debout au milieu des ruines, et la pierre qui se
detachera de la montagne ne la brisera point, parce que les pieds n'en
sont pas d'argile.≫

[Note 88: C'est une retractation partielle, une rectification de
ce que j'avais ecrit precedemment dans un article du _Globe_, dont je
reproduis ici le debut:

≪Il y a dans _Werther_ un passage qui m'a toujours frappe par son
admirable justesse: Werther compare l'homme de genie qui passe au milieu
de son siecle, a un fleuve abondant, rapide, aux crues inegales,
aux ondes parfois debordees; sur chaque rive se trouvent d'honnetes
proprietaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs
jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent
toujours que le fleuve ne deborde au temps des grandes eaux et ne
detruise leur petit bien-etre; ils s'entendent donc pour lui pratiquer
des saignees a droite et a gauche, pour lui creuser des fosses, des
rigoles; et les plus habiles profitent meme de ces eaux detournees pour
arroser leur heritage, et s'en font des viviers et des etangs a leur
fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et interessee de tous
les hommes de bon sens et d'esprit contre l'homme d'un genie superieur
n'apparait peut-etre dans aucun cas particulier avec plus d'evidence que
dans les relations de Diderot avec ses contemporains. On etait dans un
siecle d'analyse et de destruction, on s'inquietait bien moins d'opposer
aux idees en decadence des systemes complets, reflechis, desinteresses,
dans lesquels les idees nouvelles de philosophie, de religion, de morale
et de politique s'edifiassent selon l'ordre le plus general et le plus
vrai, que de combattre et de renverser ce dont on ne voulait plus, ce a
quoi on ne croyait plus, et ce qui pourtant subsistait toujours. En vain
les grands esprits de l'epoque, Montesquieu, Buffon, Rousseau, tenterent
de s'elever a de hautes theories morales ou scientifiques; ou bien
ils s'egaraient dans de pleines chimeres, dans des utopies de reveurs
sublimes; ou bien, infideles a leur dessein, ils retombaient malgre eux,
a tout moment, sous l'empire du fait, et le discutaient, le battaient en
breche, au lieu de rien construire. Voltaire seul comprit ce qui etait
et ce qui convenait, voulut tout ce qu'il fit et fit tout ce qu'il
voulut. Il n'en fut pas ainsi de Diderot, qui, n'ayant pas cette
tournure d'esprit critique, et ne pouvant prendre sur lui de s'isoler
comme Buffon et Rousseau, demeura presque toute sa vie dans une position
fausse, dans une distraction permanente, et dispersa ses immenses
facultes sous toutes les formes et par tous les pores. Assez semblable
au fleuve dont parle Werther, le courant principal, si profond, si
abondant en lui-meme, disparut presque au milieu de toutes les saignees
et de tous les canaux par lesquels on le detourna. La gene et le besoin,
une singuliere facilite de caractere, une excessive prodigalite de vie
et de conversation, la camaraderie encyclopedique et philosophique, tout
cela soutira continuellement le plus metaphysicien et le plus artiste
des genies de cette epoque. Grimm, dans sa _Correspondance litteraire_,
d'Holbach dans ses predications d'atheisme, Raynal dans son _Histoire
des deux Indes_, detournerent a leur profit plus d'une feconde artere de
ce grand fleuve dont ils etaient riverains. Diderot, bon qu'il etait
par nature, prodigue parce qu'il se sentait opulent, tout a tous, se
laissait aller a cette facon de vivre; content de produire des idees, et
se souciant peu de leur usage, il se livrait a son penchant intellectuel
et ne tarissait pas. Sa vie se passa de la sorte, a penser d'abord, a
penser surtout et toujours, puis a parler de ses pensees, a les ecrire
a ses amis, a ses maitresses; a les jeter dans des articles de journal,
dans des articles d'encyclopedie, dans des romans imparfaits, dans des
notes, dans des memoires sur des points speciaux; lui, le genie le plus
synthetique de son siecle, il ne laissa pas de monument.

≪Ou plutot ce monument existe, mais par fragments; et, comme un esprit
unique et substantiel est empreint en tous ces fragments epars, le
lecteur attentif, qui lit Diderot comme il convient, avec sympathie,
amour et admiration, recompose aisement ce qui est jete dans un desordre
apparent, reconstruit ce qui est inacheve, et finit par embrasser d'un
coup d'oeil l'oeuvre du grand homme, par saisir tous les traits de cette
figure forte, bienveillante et hardie, coloree par le sourire, abstraite
par le front, aux vastes tempes, au coeur chaud, la plus allemande de
toutes nos tetes, et dans laquelle il entre du Goethe, du Kant et du
Schiller tout ensemble.≫]

[Note 89: _Interpretation de la Nature_.]

L'atheisme de Diderot, bien qu'il l'affichat par moments avec une
deplorable jactance, et que ses adversaires l'aient trop cruellement
pris au mot, se reduit le plus souvent a la negation d'un Dieu mechant
et vengeur, d'un Dieu fait a l'image des bourreaux de Calas et de La
Barre. Diderot est revenu frequemment sur cette idee, et l'a presentee
sous les formes bienveillantes du scepticisme le moins arrogant. Tantot,
comme dans l'entretien avec la marechale de Broglie, c'est un jeune
Mexicain qui, las de son travail, se promene un jour au bord du grand
Ocean; il voit une planche qui d'un bout trempe dans l'eau et de l'autre
pose sur le rivage; il s'y couche, et, berce par la vague, rasant du
regard l'espace infini, les contes de sa vieille grand'mere sur je ne
sais quelle contree situee au dela et peuplee d'habitants merveilleux
lui repassent en idee comme de folles chimeres; il n'y peut croire, et
cependant le sommeil vient avec le balancement et la reverie, la planche
se detache du rivage, le vent s'accroit, et voila le jeune raisonneur
embarque. Il ne se reveille qu'en pleine eau. Un doute s'eleve alors
dans son esprit: s'il s'etait trompe en ne croyant pas! si sa grand'mere
avait eu raison! Eh bien! ajoute Diderot, elle a eu raison; il vogue, il
touche a la plage inconnue. Le vieillard, maitre du pays, est la qui le
recoit a l'arrivee. Un petit soufflet sur la joue, une oreille un peu
pincee avec sourire, sera-ce toute la peine de l'incredule? ou bien
ce vieillard ira-t-il prendre le jeune insense par les cheveux et se
complaire a le trainer durant une eternite sur le rivage[90]?--Tantot,
comme dans une lettre a mademoiselle Voland, c'est un moine, galant
homme et point du tout enfroque, avec qui son ami Damilaville l'a fait
diner. On parla de l'amour paternel. Diderot dit que c'etait une des
plus puissantes affections de l'homme: ≪Un coeur paternel, repris-je;
non, il n'y a que ceux qui ont ete peres qui sachent ce que c'est; c'est
un secret heureusement ignore, meme des enfants.≫ Puis continuant,
j'ajoutai: ≪Les premieres annees que je passai a Paris avaient ete fort
peu reglees; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon pere, sans
qu'il fut besoin de la lui exagerer. Cependant la calomnie n'y avait
pas manque. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion
d'aller le voir se presenta. Je ne balancai point. Je partis plein
de confiance dans sa bonte. Je pensais qu'il me verrait, que je me
jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que
tout serait oublie. Je pensai juste.≫ La, je m'arretai et je demandai a
mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi: ≪Soixante
lieues, mon pere; et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais
trouve mon pere moins indulgent et moins tendre?--Au contraire.--Et s'il
y en avait eu mille?--Ah! Comment maltraiter un enfant qui revient de si
loin?--Et s'il avait ete dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?...≫
En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournes au ciel; et mon
religieux, les yeux baisses, meditait sur mon apologue.≫

[Note 90: On lit au tome second des _Essais_ de Nicole: ≪... En
considerant avec effroi ces demarches temeraires et vagabondes de la
plupart des hommes, qui les menent a la mort eternelle, je m'imagine de
voir une ile epouvantable, entouree de precipices escarpes qu'un nuage
epais empeche de voir, et environnee d'un torrent de feu qui recoit tous
ceux qui tombent du haut de ces precipices. Tous les chemins et tous les
sentiers se terminent a ces precipices, a l'exception d'un seul, mais
tres-etroit et tres-difficile a reconnoitre, qui aboutit a un pont par
lequel on evite le torrent de feu et l'on arrive a un lieu de surete et
de lumiere... Il y a dans cette ile un nombre infini d'hommes a qui l'on
commande de marcher incessamment. Un vent impetueux les presse et ne
leur permet pas de retarder. On les avertit seulement que tous les
chemins n'ont pour fin que le precipice; qu'il n'y en a qu'un seul ou
ils se puissent sauver, et que cet unique chemin est tres-difficile a
remarquer. Mais, nonobstant ces avertissements, ces miserables, sans
songer a chercher le sentier heureux, sans s'en informer, et comme s'ils
le connoissoient parfaitement, se mettent hardiment en chemin. Ils ne
s'occupent que du soin de leur equipage, du desir de commander aux
compagnons de ce malheureux voyage, et de la recherche de quelque
divertissement qu'ils peuvent prendre en passant. Ainsi ils arrivent
insensiblement vers le bord du precipice, d'ou ils sont emportes dans
ce torrent de feu qui les engloutit pour jamais. Il y en a seulement un
tres-petit nombre de sages qui cherchent avec soin ce sentier, et qui,
l'ayant decouvert, y marchent avec grande circonspection, et, trouvant
ainsi le moyen de passer le torrent, arrivent enfin a un lieu de surete
et de repos.≫ L'image de Nicole n'est pas consolante; au chapitre V du
traite _de la Crainte de Dieu_, on peut chercher une autre scene de
_carnage spirituel_, dans laquelle n'eclate pas moins ce qu'on a droit
d'appeler le _terrorisme de la Grace_: on concoit que Diderot ait trouve
ces doctrines funestes a l'humanite, et qu'il ait voulu faire a son
tour, sous image d'ile et d'ocean, une contre-partie au tableau de
Nicole.--Il y a aussi dans Pascal une comparaison du monde avec une ile
deserte, et les hommes y sont egalement de _miserables egares_.]

Diderot a expose ses idees sur la substance, la cause et l'origine des
choses dans l'_Interpretation de la Nature_, sous le couvert de
Baumann, qui n'est autre que Maupertuis, et plus nettement encore dans
l'_Entretien avec d'Alembert_ et le _Reve_ singulier qu'il prete a ce
philosophe. Il nous suffira de dire que son materialisme n'est pas un
mecanisme geometrique et aride, mais un vitalisme confus, fecond et
puissant, une fermentation spontanee, incessante, evolutive, ou, jusque
dans le moindre atome, la sensibilite latente ou degagee subsiste
toujours presente. C'etait l'opinion de Bordeu et des physiologistes,
la meme que Cabanis a depuis si eloquemment exprimee. A la maniere
dont Diderot sentait la nature exterieure, la nature pour ainsi dire
_naturelle_, celle que les experiences des savants n'ont pas encore
torturee et falsifiee, les bois, les eaux, la douceur des champs,
l'harmonie du ciel et les impressions qui en arrivent au coeur, il
devait etre profondement religieux par organisation, car nul n'etait
plus sympathique et plus ouvert a la vie universelle. Seulement, cette
vie de la nature et des etres, il la laissait volontiers obscure,
flottante et en quelque sorte diffuse hors de lui, recelee au sein des
germes, circulant dans les courants de l'air, ondoyant sur les cimes des
forets, s'exhalant avec les bouffees des brises; il ne la rassemblait
pas vers un centre, il ne l'idealisait pas dans l'exemplaire radieux
d'une Providence ordonnatrice et vigilante. Pourtant, dans un ouvrage
qu'il composa durant sa vieillesse et peu d'annees avant de mourir,
l'_Essai sur la Vie de Seneque_, il s'est plu a traduire le passage
suivant d'une lettre a Lucilius, qui le transporte d'admiration: ≪S'il
s'offre a vos regards une vaste foret, peuplee d'arbres antiques, dont
les cimes montent aux nues et dont les rameaux entrelaces vous derobent
l'aspect du ciel, cette hauteur demesuree, ce silence profond, ces
masses d'ombre que la distance epaissit et rend continues, tant de
signes ne vous _intiment_-ils pas la presence d'un Dieu?≫ C'est Diderot
qui souligne le mot _intimer_. Je suis heureux de trouver dans le meme
ouvrage un jugement sur La Mettrie, qui marque chez Diderot un peu
d'oubli peut-etre de ses propres exces cyniques et philosophiques, mais
aussi un degout amer, un desaveu formel du materialisme immoral et
corrupteur. J'aime qu'il reproche a La Mettrie de n'avoir pas _les
premieres idees des vrais fondements de la morale_, ≪de cet arbre
immense dont la tete touche aux cieux, et dont les racines penetrent
jusqu'aux enfers, ou tout est lie, ou la pudeur, la decence, la
politesse, les vertus les plus legeres, s'il en est de telles,
sont attachees comme la feuille au rameau, qu'on deshonore en l'en
depouillant.≫ Ceci me rappelle une querelle qu'il eut un jour sur la
vertu avec Helvetius et Saurin; il en fait a mademoiselle Voland un
recit charmant, qui est un miroir en raccourci de l'inconsequence du
siecle. Ces messieurs niaient le sens moral inne, le motif essentiel et
desinteresse de la vertu, pour lequel plaidait Diderot. ≪Le plaisant,
ajoute-t-il, c'est que, la dispute a peine terminee, ces honnetes gens
se mirent, sans s'en apercevoir, a dire les choses les plus fortes en
faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre, et a faire eux-memes
la refutation de leur opinion. Mais Socrate, a ma place, la leur aurait
arrachee.≫ Il dit en un endroit au sujet de Grimm: ≪La severite des
principes de notre ami se perd; il distingue deux morales, une a l'usage
des souverains.≫ Toutes ces idees excellentes sur la vertu, la morale
et la nature, lui revinrent sans doute plus fortes que jamais dans le
recueillement et l'espece de solitude qu'il tacha de se procurer durant
les annees souffrantes de sa vieillesse. Plusieurs de ses amis etaient
morts, les autres disperses; mademoiselle Voland et Grimm lui manquaient
souvent. Aux conversations desormais fatigantes, il preferait la robe de
chambre et sa bibliotheque du cinquieme sous les tuiles, au coin de la
rue Taranne et de celle de Saint-Benoit; il lisait toujours, meditait
beaucoup et soignait avec delices l'education de sa fille. Sa vie
bienfaisante, pleine de bons conseils et de bonnes oeuvres, dut lui etre
d'un grand apaisement interieur; et toutefois peut-etre, a de certains
moments, il lui arrivait de se redire cette parole de son vieux pere:
≪Mon fils, mon fils, c'est un bon oreiller que celui de la raison; mais
je trouve que ma tete repose plus doucement encore sur celui de la
religion et des lois.≫--Il mourut en juillet 1784[91].

[Note 91: Trois ou quatre ans avant la mort de Diderot, Garat, alors
a ses debuts, publia dans quelque almanach litteraire le recit d'une
_visite_ qu'il avait faite au philosophe, recit piquant, un peu
burlesque, ou les qualites naives de l'original sont prises en
caricature. Diderot s'en montra tres-mecontent. Garat presageait par ce
trait son talent de plume, mais aussi sa legerete morale. Cette _visite
chez Diderot_, qu'on peut lire recueillie par M. Auguis dans ses
_Revelations indiscretes du XVIIIe siecle_, est peut-etre le premier
exemple en notre litterature du style _a la Janin_; dans ce genre de
charge fine, l'echantillon de Garat reste charmant.]

Comme artiste et critique, Diderot fut eminent. Sans doute sa theorie du
drame n'a guere de valeur que comme dementi donne au convenu, au faux
gout, a l'eternelle mythologie de l'epoque, comme rappel a la verite des
moeurs, a la realite des sentiments, a l'observation de la nature;
il echoua des qu'il voulut pratiquer. Sans doute l'idee de morale le
preoccupa outre mesure; il y subordonna le reste, et en general, dans
toute son esthetique, il meconnut les limites, les ressources propres
et la circonscription des beaux-arts; il concevait trop le drame
en moraliste, la statuaire et la peinture en litterateur; le style
essentiel, l'execution mysterieuse, la touche sacree, ce je ne sais quoi
d'accompli, d'acheve, qui est a la fois l'indispensable, ce _sine qua
non_ de confection dans chaque oeuvre d'art pour qu'elle parvienne a
l'adresse de la posterite,--sans doute ce coin precieux lui a echappe
souvent; il a tatonne alentour, et n'y a pas toujours pose le doigt
avec justesse; Falconnet et Sedaine lui ont cause de ces eblouissements
d'enthousiasme que nous ne pouvons lui passer que pour Terence, pour
Richardson et pour Greuze: voila les defauts. Mais aussi que de verve,
que de raison dans les details! quelle chaude poursuite du vrai, du bon,
de ce qui sort du coeur! quel exemplaire sentiment de l'antique dans
ce siecle irreverent! quelle critique penetrante, honnete, amoureuse,
jusqu'alors inconnue! comme elle epouse son auteur des qu'elle y prend
gout! comme elle le suit, l'enveloppe, le developpe, le choie
et l'adore! Et, tout optimiste qu'elle est et un peu sujette a
l'engouement, ne la croyez pas dupe toujours. Demandez plutot a l'auteur
des _Saisons_, a M. de Saint-Lambert, _qui, entre les gens de lettres,
est une des peaux les plus sensibles_ (nous dirions aujourd'hui _un des
epidermes_); a M. de La Harpe, qui a _du nombre, de l'eloquence, du
style, de la raison, de la sagesse, mais rien qui lui batte au-dessous
de la mamelle gauche_,

  _... Quod laeva in parte mamillae
  Nil salit Arcadico juveni..._

JUV.

Demandez a l'abbe Raynal, _qui serait sur la ligne de M. de La Harpe,
s'il avait un peu moins d'abondance et un peu plus de gout_; au digne,
au sage et honnete Thomas enfin, qui, a l'oppose du meme M. de La Harpe,
_met tout en montagnes, comme l'autre met tout en plaines_, et qui, en
ecrivant _sur les femmes_, a trouve moyen de composer _un si bon, un si
estimable livre, mais un livre qui n'a pas de sexe_.

En prononcant le nom de femmes, nous avons touche la source la plus
abondante et la plus vive du talent de Diderot comme artiste. Ses
meilleurs morceaux, les plus delicieux d'entre ses _petits papiers_,
sont certainement ceux ou il les met en scene, ou il raconte les
abandons, les perfidies, les ruses dont elles sont complices ou
victimes, leur puissance d'amour, de vengeance, de sacrifice; ou il
peint quelque coin du monde, quelque interieur auquel elles ont ete
melees. Les moindres recits courent alors sous sa plume, rapides,
entrainants, simples, loin d'aucun systeme, empreints, sans affectation,
des circonstances les plus familieres, et comme venant d'un homme qui a
de bonne heure vecu de la vie de tous les jours, et qui a senti l'ame et
la poesie dessous. De telles scenes, de tels portraits ne s'analysent
pas. Omettant les choses plus connues, je recommande a ceux qui ne l'ont
pas lue encore la Correspondance de Diderot avec mademoiselle Jodin,
jeune actrice dont il connaissait la famille, et dont il essaya de
diriger la conduite et le talent par des conseils aussi attentifs que
desinteresses. C'est un admirable petit cours de morale pratique, sensee
et indulgente; c'est de la raison, de la decence, de l'honnetete, je
dirais presque de la vertu, a la portee d'une jolie actrice, bonne et
franche personne, mais mobile, turbulente, amoureuse. A la place de
Diderot, Horace (je le suppose assez goutteux deja pour etre sage),
Horace lui-meme n'aurait pas donne d'autres preceptes, des conseils
mieux pris dans le reel, dans le possible, dans l'humanite; et certes il
ne les eut pas assaisonnes de maximes plus saines, d'indications plus
fines sur l'art du comedien. Ces Lettres a mademoiselle Jodin, publiees
pour la premiere fois en 1821, presageaient dignement celles a
mademoiselle Voland, que nous possedons enfin aujourd'hui. Ici Diderot
se revele et s'epanche tout entier. Ses gouts, ses moeurs, la tournure
secrete de ses idees et de ses desirs; ce qu'il etait dans la maturite
de l'age et de la pensee; sa sensibilite intarissable au sein des plus
arides occupations et sous les paquets d'epreuves de l'_Encyclopedie_;
ses affectueux retours vers les temps d'autrefois, son amour de la ville
natale, de la maison paternelle et des _vordes_ sauvages ou s'ebattait
son enfance; son voeu de retraite solitaire, de campagne avec peu
d'amis, d'oisivete entremelee d'emotions et de lectures; et puis, au
milieu de cette societe charmante, a laquelle il se laisse aller tout
en la jugeant, les figures sans nombre, gracieuses ou grimacantes, les
episodes tendres ou bouffons qui ressortent et se croisent dans ses
recits; madame d'Epinay, les boucles de cheveux pendantes, un cordon
bleu au front, langoureuse en face de Grimm; madame d'Aine en camisole,
aux prises avec M. Le Roy; le baron d'Holbach, au ton moqueur et
discordant, pres de sa moitie au fin sourire; l'abbe Galiani, _tresor
dans les jours pluvieux_, meuble si indispensable que _tout le
monde voudrait en avoir un a la campagne, si on en faisait chez les
tabletiers_; l'incomparable portrait d'_Uranie_, de cette belle et
auguste madame Legendre, la plus vertueuse des coquettes, la plus
desesperante des femmes qui disent: Je vous aime;--un franc parler sur
les personnages celebres; Voltaire, _ce mechant et extraordinaire enfant
des Delices_, qui a beau critiquer, railler, se demener, et qui _verra
toujours au-dessus de lui une douzaine d'hommes de la nation, qui, sans
s'elever sur la pointe du pied, le passeront de la tete, car il n'est
que le second dans tous les genres_; Rousseau, cet etre incoherent,
_excessif, tournant perpetuellement autour d'une capuciniere ou il se
fourrera un beau matin, et sans cesse ballotte de l'atheisme au bapteme
des cloches_;--c'en est assez, je crois, pour indiquer que Diderot,
homme, moraliste, peintre et critique, se montre a nu dans cette
Correspondance, si heureusement conservee, si a propos offerte a
l'admiration empressee de nos contemporains. Plus efficacement que nos
paroles, elle ravivera, elle achevera dans leur memoire une image
deja vieillie, mais toujours presente. Nous y renvoyons bien vite les
lecteurs qui trouveraient que nous n'en avons pas dit assez ou que
nous en avons trop dit[92]. Nous leur rappellerons en meme temps,
comme dedommagement et comme excuse, un article sur la prose du grand
ecrivain, insere autrefois dans ce recueil par un des hommes[93] qui ont
le mieux soutenu et perpetue de nos jours la tradition de Diderot, pour
la verve chaude et feconde, le genie facile, abondant, passionne, le
charme sans fin des causeries et la bonte prodigue du caractere.

Juin 1831.

[Note 92: On peut voir aussi deux articles detailles sur cette
Correspondance dans _le Globe_, 20 septembre et 5 octobre 1830.]

[Note 93: M. Ch. Nodier (_Revue de Paris_).]


J'ai refait plus tard une esquisse de Diderot qui se trouve au tome VII
des _Causeries du Lundi_.




L'ABBE PREVOST

On a compare souvent l'impression melancolique que produisent sur nous
les bibliotheques, ou sont entasses les travaux de tant de generations
defuntes, a l'effet d'un cimetiere peuple de tombes. Cela ne nous a
jamais semble plus vrai que lorsqu'on y entre, non avec une curiosite
vague ou un labeur trop empresse, mais guide par une intention
particuliere d'honorer quelque nom choisi, et par un acte de piete
studieuse a accomplir envers une memoire. Si pourtant l'objet de notre
etude ce jour-la, et en quelque sorte de notre devotion, est un de ces
morts fameux et si rares dont la parole remplit les temps, l'effet
ne saurait etre ce que nous disons; l'autel alors nous apparait trop
lumineux; il s'en echappe incessamment un puissant eclat qui chasse bien
loin la langueur des regrets et ne rappelle que des idees de duree et de
vie. La mediocrite, non plus, n'est guere propre a faire naitre en nous
un sentiment d'espece si delicate; l'impression qu'elle cause n'a rien
que de sterile, et ressemble a de la fatigue ou a de la pitie. Mais ce
qui nous donne a songer plus particulierement et ce qui suggere a notre
esprit mille pensees d'une morale penetrante, c'est quand il s'agit d'un
de ces hommes en partie celebres et en partie oublies, dans la memoire
desquels, pour ainsi dire, la lumiere et l'ombre se joignent; dont
quelque production toujours debout recoit encore un vif rayon qui semble
mieux eclairer la poussiere et l'obscurite de tout le reste; c'est
quand nous touchons a l'une de ces renommees recommandables et jadis
brillantes, comme il s'en est vu beaucoup sur la terre, belles
aujourd'hui, dans leur silence, de la beaute d'un cloitre qui tombe, et
a demi couchees, desertes et en ruine. Or, a part un tres-petit nombre
de noms grandioses et fortunes qui, par l'a-propos de leur venue,
l'etoile constante de leurs destins, et aussi l'immensite des choses
humaines et divines qu'ils ont les premiers reproduites glorieusement,
conservent ce privilege eternel de ne pas vieillir, ce sort un peu
sombre, mais fatal, est commun a tout ce qui porte dans l'ordre des
lettres le titre de talent et meme celui de genie. Les admirations
contemporaines les plus unanimes et les mieux meritees ne peuvent
rien contre; la resignation la plus humble, comme la plus opiniatre
resistance, ne hate ni ne retarde ce moment inevitable, ou le grand
poete, le grand ecrivain, entre dans la posterite, c'est-a-dire ou les
generations dont il fut le charme et l'ame, cedant la scene a d'autres,
lui-meme il passe de la bouche ardente et confuse des hommes a
l'indifference, non pas ingrate, mais respectueuse, qui, le plus
souvent, est la derniere consecration des monuments accomplis. Sans
doute quelques pelerins du genie, comme Byron les appelle, viennent
encore et jusqu'a la fin se succederont alentour; mais la societe en
masse s'est portee ailleurs et frequente d'autres lieux. Une bien forte
part de la gloire de Walter Scott et de Chateaubriand plonge deja dans
l'ombre. Ce sentiment qui, ainsi que nous le disons, n'est pas sans
tristesse, soit qu'on l'eprouve pour soi-meme, soit qu'on l'applique a
d'autres, nous devons tacher du moins qu'il nous laisse sans amertume.
Il n'a rien, a le bien prendre, qui soit capable d'irriter ou de
decourager; c'est un des mille cotes de la loi universelle. Ne nous
y appesantissons jamais que pour combattre en nous l'amour du bruit,
l'exageration de notre importance, l'enivrement de nos oeuvres. Premunis
par la contre bien des agitations insensees, sachons nous tenir a un
calme grave, a une habitude reflechie et naturelle, qui nous fasse tout
gouter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, degagee
des preoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sinceres des
changeantes saillies du jour et des jargons bigarres qui passent, nous
etablisse dans la situation intime la meilleure pour y epancher le
plus de ces verites reelles, de ces beautes simples, de ces sentiments
humains bien menages, dont, sous des formes plus ou moins neuves
et durables, les ages futurs verront se confirmer a chaque epreuve
l'eternelle jeunesse.

Cette reflexion nous a ete inspiree au sujet de l'abbe Prevost, et nous
croyons que c'est une de celles qui, de nos jours, lui viendraient le
plus naturellement a lui-meme, s'il pouvait se contempler dans le passe.
Non pas que, durant le cours de sa longue et laborieuse carriere, il ait
jamais positivement obtenu ce quelque chose qui, a un moment determine,
eclate de la plenitude d'un disque eblouissant, et qu'on appelle la
gloire; plutot que la gloire, il eut de la celebrite diffuse, et posseda
les honneurs du talent, sans monter jusqu'au genie. Ce fut pourtant, si
l'on parle un instant avec lui la langue vaguement complaisante de Louis
XIV, ce fut, a tout prendre, un heureux et facile genie, d'un savoir
etendu et lucide, d'une vaste memoire, inepuisable en oeuvres, egalement
propre aux histoires serieuses et aux amusantes, renomme pour les graces
du style et la vivacite des peintures, et dont les productions, a peine
ecloses, faisaient, disait-on alors, _les delices des coeurs sensibles
et des belles imaginations_. Ses romans, en effet, avaient un cours
prodigieux; on les contrefaisait de toutes parts; quelquefois on les
continuait sous son nom, ce qui est arrive pour le _Cleveland_; les
libraires demandaient _du l'abbe Prevost_, comme precedemment du
Saint-Evremond; lui-meme, il ne les laissait guere en souffrance, et
ses oeuvres, y compris _le Pour et Contre_ et l'_Histoire generale des
Voyages_, vont beaucoup au dela de cent volumes. De tous ces estimables
travaux, parmi lesquels on compte une bonne part de creations, que
reste-t-il dont on se souvienne et qu'on relise? Si dans notre jeunesse
nous nous sommes trouves a portee de quelque ancienne bibliotheque de
famille, nous avons pu lire _Cleveland_, _le Doyen de Killerine_, les
_Memoires d'un Homme de qualite_, que nous recommandaient nos oncles
ou nos peres; mais, a part une occasion de ce genre, on les estime sur
parole, on ne les lit pas. Que si par hasard on les ouvre, on ne va
presque jamais jusqu'a la fin, pas plus que pour l'_Astree_ ou pour
_Clelie_; la maniere en est deja trop loin de notre gout, et rebute par
son developpement, au lieu de prendre; il n'y a que _Manon Lescaut_ qui
reussisse toujours dans son accorte negligence, et dont la fraicheur
sans fard soit immortelle. Ce petit chef-d'oeuvre echappe en un jour
de bonheur a l'abbe Prevost, et sans plus de peine assurement que les
innombrables episodes, a demi reels, a demi inventes, dont il a seme ses
ecrits, soutient a jamais son nom au-dessus du flux des annees, et le
classe de pair, en lieu sur, a cote de l'elite des ecrivains et des
inventeurs. Heureux ceux qui, comme lui, ont eu un jour, une semaine, un
mois dans leur vie, ou a la fois leur coeur s'est trouve plus abondant,
leur timbre plus pur, leur regard doue de plus de transparence et de
clarte, leur genie plus familier et plus present; ou un fruit rapide
leur est ne et a muri sous cette harmonieuse conjonction de tous
les astres interieurs; ou, en un mot, par une oeuvre de dimension
quelconque, mais complete, ils se sont eleves d'un jet a l'ideal
d'eux-memes! Bernardin de Saint-Pierre dans _Paul et Virginie_, Benjamin
Constant par son _Adolphe_, ont eu cette bonne fortune, qu'on merite
toujours si on l'obtient, de s'offrir, sous une enveloppe de resume
admirable, au regard sommaire de l'avenir. On commence a croire que,
sans cette tour solitaire de Rene, qui s'en detache et monte dans la
nue, l'edifice entier de Chateaubriand se discernerait confusement a
distance[94]. L'abbe Prevost, sous cet aspect, n'a rien a envier a tous
ces hommes. Avec infiniment moins d'ambition qu'aucun, il a son point
sur lequel il est autant hors de ligne: Manon Lescaut subsiste a jamais,
et, en depit des revolutions du gout et des modes sans nombre qui en
eclipsent le vrai regne, elle peut garder au fond sur son propre
sort cette indifference folatre et languissante qu'on lui connait.
Quelques-uns, tout bas, la trouvent un peu faible peut-etre et par
trop simple de metaphysique et de nuances; mais quand l'assaisonnement
moderne se sera evapore, quand l'enluminure fatigante aura pali, cette
fille incomprehensible se retrouvera la meme, plus fraiche seulement par
le contraste. L'ecrivain qui nous l'a peinte restera apprecie dans le
calme, comme etant arrive a la profondeur la plus inouie de la passion
par le simple naturel d'un recit, et pour avoir fait de sa plume, en
cette circonstance, un emploi cher a certains coeurs dans tous les
temps. Il est donc de ceux que l'oubli ne submergera pas, ou qu'il
n'atteindra du moins que quand, le gout des choses saines etant epuise,
il n'y aura plus de regret a mourir.

[Note 94: J'ecrivais cela en 1831. Ceux qui m'accusent, comme ce
leger M. de Lomenie (qui n'est qu'un echo de son monde), d'avoir attendu
la mort de M. de Chateaubriand pour laisser voir ma pensee a son sujet,
ne m'ont pas bien lu. Beranger, au contraire, avait fort remarque ce
passage, et il s'amusait quelquefois a taquiner M. de Chateaubriand sur
ce que ses petits neveux les romantiques pensaient de lui.]

Mais si la posterite s'en tient, dans l'essor de son coup d'oeil, a
cette breve comprehension d'un homme, a ce releve rapide d'une oeuvre,
il y a, jusque dans son sein, des curiosites plus scrupuleuses et plus
patientes qui eprouvent le besoin d'insister davantage, de revenir a
la connaissance des portions disparues, et de retrouver epars dans
l'ensemble, plus melanges sans doute mais aussi plus etales, la plupart
des merites dont la piece principale se compose. On veut suivre dans la
continuite de son tissu, on veut toucher de la main, en quelque sorte,
l'etoffe et la qualite de ce genie dont on a deja vu le plus brillant
echantillon, mais un echantillon, apres tout, qui tient etroitement au
reste, et n'en est d'ordinaire qu'un accident mieux venu. C'est ce que
nous tachons de faire aujourd'hui pour l'abbe Prevost. Un attrait tout
particulier, des qu'on l'a entrevu, invite a s'informer de lui et a
desirer de l'approfondir. Sa physionomie ouverte et bonne, la politesse
decente de son langage, laissent transpirer a son insu une sensibilite
interieure profondement tendre, et, sous la generalite de sa morale
et la multiplicite de ses recits, il est aise de saisir les traces
personnelles d'une experience bien douloureuse. Sa vie, en effet, fut
pour lui le premier de ses romans et comme la matiere de tous les
autres. Il naquit, sur la fin du XVIIe siecle, en avril 1697, a Hesdin
dans l'Artois, d'une honnete famille et meme noble; son pere etait
procureur du roi au bailliage. Le jeune Prevost fit ses premieres etudes
chez les jesuites de sa ville natale, et plus tard alla doubler sa
rhetorique au college d'Harcourt, a Paris. On le soigna fort a cause des
rares talents qu'il produisit de bonne heure, et les jesuites l'avaient
deja entraine au noviciat lorsqu'un jour (il avait seize ans), les idees
de monde l'ayant assailli, il quitta tout pour s'engager en qualite de
simple volontaire. La derniere guerre de Louis XIV tirait a sa fin; les
emplois a l'armee etaient devenus tres-rares; mais il avait l'esperance,
commune a une infinite de jeunes gens, d'etre avance aux premieres
occasions; et, comme lui-meme il l'a dit par la suite en reponse a ceux
qui calomniaient cette partie de sa vie, ≪il n'etoit pas si disgracie
du cote de la naissance et de la fortune qu'il ne put esperer de
faire heureusement son chemin.≫ Las pourtant d'attendre, et la guerre
d'ailleurs finissant, il retourna a La Fleche chez les peres jesuites,
qui le recurent avec toutes sortes de caresses; il en fut seduit au
point de s'engager presque definitivement dans l'Ordre; il composa, en
l'honneur de saint Francois Xavier, une ode qui ne s'est pas conservee.
Mais une nouvelle inconstance le saisit, et, sortant encore une fois de
la retraite, il reprit le metier des armes _avec plus du distinction_,
dit-il, _et d'agrement_, avec quelque grade par consequent, lieutenance
ou autre. Les details manquent sur cette epoque critique de sa vie[95].
On n'a qu'une phrase de lui qui donne suffisamment a penser et qui
revele la teinte a la direction de ses sentiments durant les orages de
sa premiere jeunesse: ≪Quelques annees se passerent, dit-il (a ce metier
des armes); vif et sensible au plaisir, j'avouerai, dans les termes
de M. de Cambrai, que la sagesse demandoit bien des precautions qui
m'echapperent. Je laisse a juger quels devoient etre, depuis l'age de
vingt a vingt-cinq ans, le coeur et les sentiments d'un homme qui a
compose le _Cleveland_ trente-cinq ou trente-six. La malheureuse fin
d'un engagement trop tendre me conduisit enfin au _tombeau_: c'est le
nom que je donne a l'Ordre respectable ou j'allai m'ensevelir, et ou
je demeurai quelque temps si bien mort, que mes parents et mes amis
ignorerent ce que j'etois devenu.≫ Cet Ordre respectable dont il parle,
et dans lequel il entra a l'age de vingt-quatre ans environ, est celui
des Benedictins de la congregation de Saint-Maur; il y resta cinq ou six
ans dans les pratiques religieuses et dans l'assiduite de l'etude; nous
le verrons plus tard en sortir. Ainsi cette ame passionnee, et par trop
maniable aux impressions successives, ne pouvait se fixer a rien; elle
etait du nombre de ces natures deliees qu'on traverse et qu'on ebranle
aisement sans les tenir; elle avait puise dans l'ingenuite de son propre
fonds et avait developpe en elle, par l'excellente education qu'elle
avait recue, mille sentiments honnetes, delicats et pieux, capables, ce
semble, a volonte, de l'honorer parmi les hommes ou de la sanctifier
dans la retraite, et elle ne savait se resoudre ni a l'un ni a l'autre
de ces partis; elle en essayait continuellement tour a tour; la
fragilite se perpetuait sous les remords; le monde, ses plaisirs,
la variete de ses evenements, de ses peintures, la tendresse de ses
liaisons, devenaient, au bout de quelques mois d'absence, des tentations
irresistibles pour ce coeur trop tot sevre, et, d'une autre part, aucun
de ces biens ne parvenait a le remplir au moment de la jouissance. Le
repentir alors et une sorte d'irritation croissante contre un ennemi
toujours victorieux le rejetaient au premier choc dans des partis
extremes dont l'austerite ne tardait pas a mollir; et, apres une lutte
nouvelle, en un sens contraire au precedent, il retombait encore de
la cellule dans les aventures. On a conserve de lui le fragment d'une
lettre ecrite a l'un de ses freres au commencement de son entree chez
les benedictins; elle se rapporte au temps de son sejour a Saint-Ouen,
vers 1721. Il y touche cet etat moral de son ame en traits ingenus
et suaves qui marquent assez qu'il n'est pas gueri: ≪Je connois la
foiblesse de mon coeur, et je sens de quelle importance il est pour
son repos de ne point m'appliquer a des sciences steriles qui le
laisseraient dans la secheresse et dans la langueur; il faut, si je
veux etre heureux dans la religion, que je conserve dans toute sa force
l'impression de grace qui m'y a amene; il faut que je veille sans cesse
a eloigner tout ce qui pourroit l'affoiblir. Je n'apercois que trop tous
les jours de quoi je redeviendrois capable, si je perdois un moment
de vue la grande regle, ou meme si je regardois avec la moindre
complaisance certaines images qui ne se presentent que trop souvent a
mon esprit, et qui n'auroient encore que trop de force pour me seduire,
quoiqu'elles soient a demi effacees. Qu'on a de peine, mon cher frere,
a reprendre un peu de vigueur quand on s'est fait une habitude de sa
foiblesse; et qu'il en coute a combattre pour la victoire, quand on a
trouve longtemps de la douceur a se laisser vaincre!≫

[Note 95: Le biographe de l'edition de 1810, qui est le meme que
celui de l'edition de 1783, a copie sur ce point le biographe qui a
publie les _Pensees de l'abbe Prevost_ en 1764, et qui lui-meme s'en
etait tenu aux explications inserees dans le nombre 47 du _Pour et
Contre_.--On a imprime dans je ne sais quel livre _d'Ana_, que Prevost
etant tombe amoureux d'une dame, a Hesdin probablement, son pere, qui
voyait cette intrigue de mauvais oeil, alla un soir a la porte de la
dame pour morigener son fils au passage, et que celui-ci, dans la
rapidite du mouvement qu'il fit pour s'echapper, heurta si violemment
son pere que le vieillard mourut des suites du coup. Si ce n'est pas
la une calomnie atroce, c'est un conte, et Prevost a bien assez
de catastrophes dans sa vie sans celle-la. (Voir dans la _Decade
philosophique_ du 20 thermidor an XI une lettre de M. L. Prevost
d'Exiles, qui dement et refute peremptoirement cette anecdote sur son
grand-oncle).]

L'ideal de l'abbe Prevost, son reve des sa jeunesse, le modele de
felicite vertueuse qu'il se proposait et qu'ajournerent longtemps pour
lui des erreurs trop vives, c'etait un melange d'etude et de monde, de
religion et d'honnete plaisir, dont il s'est plu en beaucoup d'occasions
a flatter le tableau. Une fois engage dans des liens indissolubles, il
tacha que toute image trop emouvante et trop propice aux desirs fut
soigneusement bannie de ce plan un peu chimerique, ou le devoir etait la
mesure de la volupte. On aime a s'etendre avec lui, en plus d'un
endroit des _Memoires d'un Homme de qualite_ et de _Cleveland_, sur ces
promenades meditatives, ces saintes lectures dans la solitude, au milieu
des bois et des fontaines, une abbaye toujours dans le fond; sur ces
conversations morales entre amis, _qu'Horace et Boileau ont marquees_,
nous dit-il, _comme un des plus beaux traits dont ils composent la
vie heureuse_. Son christianisme est doux et tempere, on le voit;
accommodant, mais pur; c'est un christianisme formel qui _ordonne a la
fois la pratique de la morale et la croyance des mysteres_, d'ailleurs
nullement farouche, fonde sur la Grace et sur l'amour, fleuri
d'atticisme, ayant passe par le noviciat des jesuites et s'en etant
degage avec candeur, bien qu'avec un souvenir toujours reconnaissant.
Gresset, dans plusieurs morceaux de ses epitres, nous en donnerait
quelque idee que Prevost certainement ne desavouerait pas:

  _Blandus honos, hilarisque tamen cum pondere virtus._

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