Parmi les iambes inedits, j'en trouve un dont le debut rappelle, pour la forme, celui de la gracieuse elegie; c'est un brusque reproche que le poete se suppose adresse par la bouche de ses adversaires, et auquel il repond soudain en l'interrompant:
Sa langue est un fer chaud; dans ses veines brulees Serpentent des fleuves de fiel.≫ J'ai douze ans, en secret, dans les doctes vallees, Cueilli le poetique miel:
Je veux un jour ouvrir ma ruche tout entiere; Dans tous mes vers on pourra voir Si ma muse naquit haineuse et meurtriere. Frustre d'un amoureux espoir,
Archiloque aux fureurs du belliqueux iambe Immole un beau-pere menteur; Moi, ce n'est point au col d'un perfide Lycambe Que j'apprete un lacet vengeur.
Ma foudre n'a jamais tonne pour mes injures. La patrie allume ma voix; La paix seule aguerrit mes pieuses morsures, Et mes fureurs servent les lois.
Contre les noirs Pythons et les Hydres fangeuses, Le feu, le fer, arment mes mains; Extirper sans pitie ces betes veneneuses, C'est donner la vie aux humains.
Sur un petit feuillet, a travers une quantite d'abreviations et de mots grecs substitues aux mots francais correspondants, mais que la rime rend possibles a retrouver, on arrive a lire cet autre iambe ecrit pendant les fetes theatrales de la Revolution apres le 10 aout; l'exces des precautions indique deja l'approche de la Terreur:
Un vulgaire assassin va chercher les tenebres, Il nie, il jure sur l'autel; Mais, nous, grands, libres, fiers, a nos exploits funebres, A nos turpitudes celebres, Nous voulons attacher un eclat immortel.
De l'oubli taciturne et de son onde noire Nous savons detourner le cours. Nous appelons sur nous l'eternelle memoire; Nos forfaits, notre unique histoire, Parent de nos cites les brillants carrefours.
O gardes de Louis, sous les voutes royales Par nos menades dechires, Vos tetes sur un fer ont, pour nos bacchanales, Orne nos portes triomphales, Et ces bronzes hideux, nos monuments sacres.
Tout ce peuple hebete que nul remords ne touche, Cruel meme dans son repos, Vient sourire aux succes de sa rage farouche, Et, la soif encore a la bouche, Ruminer tout le sang dont il a bu les flots.
Arts dignes de nos yeux! pompe et magnificence Dignes de notre liberte, Dignes des vils tyrans qui devorent la France, Dignes de l'atroce demence Du stupide David qu'autrefois j'ai chante!
Depuis l'aimable enfant au bord des mers, qui joue de la double flute aux dauphins accourus, nous avons touche tous les tons. C'est peut-etre au lendemain meme de ce dernier iambe rutilant, que le poete, en quelque secret voyage a Versailles, adressait cette ode heureuse a Fanny:
Mai de moins de roses, l'automne De moins de pampres se couronne, Moins d'epis flottent en moissons, Que sur mes levres, sur ma lyre, Fanny, tes regards, ton sourire, Ne font eclore de chansons.
Les secrets pensers de mon ame Sortent en paroles de flamme, A ton nom doucement emus: Ainsi la nacre industrieuse Jette sa perle precieuse, Honneur des sultanes d'Ormuz.
Ainsi, sur son murier fertile, Le ver du Cathay mele et file Sa trame etincelante d'or. Viens, mes Muses pour ta parure De leur soie immortelle et pure Versent un plus riche tresor.
Les perles de la poesie Forment, sous leurs doigts d'ambroisie, D'un collier le brillant contour. Viens, Fanny: que ma main suspende Sur ton sein cette noble offrande...
La piece reste ici interrompue; pourtant je m'imagine qu'il n'y manque qu'un seul vers, et possible a deviner; je me figure qu'a cet appel flatteur et tendre, au son de cette voix qui lui dit _Viens_, Fanny s'est approchee en effet, que la main du poete va poser sur son sein nu le collier de poesie, mais que tout d'un coup les regards se troublent, se confondent, que la poesie s'oublie, et que le poete comble s'ecrie, ou plutot murmure en finissant:
Tes bras sont le collier d'amour[68]!
[Note 68: Ou peut-etre plus simplement:
Ton sein est le trone d'amour!
]
Il resulte, pour moi, de cette quantite d'indications et de glanures que je suis bien loin d'epuiser, il doit resulter pour tous, ce me semble, que, maintenant que la gloire de Chenier est etablie et permet, sur son compte, d'oser tout desirer, il y a lieu veritablement a une edition plus complete et definitive de ses oeuvres, ou l'on profiterait des travaux anterieurs en y ajoutant beaucoup. J'ai souvent pense a cet _ideal_ d'edition pour ce charmant poete, qu'on appellera, si l'on veut, le classique de la decadence, mais qui est, certes, notre plus grand classique en vers depuis Racine et Boileau. Puisque je suis aujourd'hui dans les esquisses et les projets d'idylle et d'elegie, je veux esquisser aussi ce projet d'edition qui est parfois mon idylle. En tete donc se verrait, pour la premiere fois, le portrait d'Andre d'apres le precieux tableau que possede M. de Cailleux, et qu'il vient, dit-on, de faire graver, pour en assurer l'image unique aux amis du poete. Puis on recueillerait les divers morceaux et les temoignages interessants sur Andre, a commencer par les courtes, mais consacrantes paroles, dans lesquelles l'auteur du _Genie du Christianisme_ l'a tout d'abord revele a la France, comme dans l'aureole de l'echafaud. Viendrait alors la notice que M. de Latouche a mise dans l'edition de 1819, et d'autres morceaux ecrits depuis, dans lesquels ce serait une gloire pour nous que d'entrer pour une part, mais ou surtout il ne faudrait pas omettre quelques pages de M. Brizeux, inserees autrefois au _Globe_ sur le portrait, une lettre de M. de Latour sur une edition de Malherbe annotee en marge par Andre (_Revue de Paris_ 1834), le jugement porte ici meme (_Revue des Deux Mondes_) par M. Planche, et enfin quelques pages, s'il se peut, detachees du poetique episode de _Stello_ par M. de Vigny. On traiterait, en un mot, Andre comme un _ancien_, sur lequel on ne sait que peu, et aux oeuvres de qui on rattache pieusement et curieusement tous les jugements, les indices et temoignages. Il y aurait a completer peut-etre, sur plusieurs points, les renseignements biographiques; quelques personnes qui ont connu Andre vivent encore; son neveu, M. Gabriel de Chenier, a qui deja nous devons tant pour ce travail, a conserve des traditions de famille bien precises. Une note qu'il me communique m'apprend quelques particularites de plus sur la mere des Chenier, cette spirituelle et belle Grecque, qui marqua a jamais aux mers de Byzance l'etoile d'Andre. Elle s'appelait Santi-L'homaka; elle etait propre soeur (chose piquante!) de la grand'mere de M. Thiers. Il se trouve ainsi qu'Andre Chenier est oncle, a la mode de Bretagne, de M. Thiers par les femmes, et on y verra, si l'on veut, apres coup, un pronostic. Andre a pris de la Grece le cote poetique, ideal, reveur, le culte chaste de la muse au sein des doctes vallees: mais n'y aurait-il rien, dans celui que nous connaissons, de la vivacite, des hardiesses et des ressources quelque peu versatiles d'un de ces hommes d'Etat qui parurent vers la fin de la guerre du Peloponese, et, pour tout dire en bon langage, n'est-ce donc pas quelqu'un des plus spirituels princes de la parole athenienne?
Mais je reviens a mon idylle, a mon edition oisive. Il serait bon d'y joindre un petit precis contenant, en deux pages, l'histoire des manuscrits. C'est un point a fixer (prenez-y garde), et qui devient presque douteux a l'egard d'Andre, comme s'il etait veritablement un ancien. Il s'est accredite, parmi quelques admirateurs du poete, un bruit, que l'edition de 1833 semble avoir consacre; on a parle de trois portefeuilles, dans lesquels il aurait classe ses diverses oeuvres par ordre de progres et d'achevement: les deux premiers de ces portefeuilles se seraient perdus, et nous ne possederions que le dernier, le plus miserable, duquel pourtant on aurait tire toutes ces belles choses. J'ai toujours eu peine a me figurer cela. L'examen des manuscrits restants m'a rendu cette supposition de plus en plus difficile a concevoir. Je trouve, en effet, sans sortir du residu que nous possedons, les diverses manieres des trois pretendus portefeuilles: par exemple, l'idylle intitulee _la Liberte_ s'y trouve d'abord dans un simple canevas de prose, puis en vers, avec la date precise du jour et de l'heure ou elle fut commencee et achevee. La preface que le poete aurait esquissee pour le portefeuille perdu, et qui a ete introduite pour la premiere fois dans l'edition de 1833 (tome I, page 23), prouverait au plus un projet de choix et de copie au net, comme en meditent tous les auteurs. Bref, je me borne a dire, sur _les trois portefeuilles_, que je ne les ai jamais bien concus; qu'aujourd'hui que j'ai vu l'unique, c'est moins que jamais mon impression de croire aux autres, et que j'ai en cela pour garant l'opinion formelle de M. G. de Chenier, depositaire des traditions de famille, et temoin des premiers depouillements. Je tiens de lui une note detaillee sur ce point; mais je ne pose que l'essentiel, tres-peu jaloux de contredire. Andre Chenier voulait ressusciter la Grece; pourtant il ne faudrait pas autour de lui, comme autour d'un manuscrit grec retrouve au XVIe siecle, venir allumer, entre amis, des guerres de commentateurs: ce serait pousser trop loin la Renaissance[69].
[Note 69: Pour certaines variantes du premier texte, on m'a parle d'un curieux exemplaire de M. Jules Lefebvre qui serait a consulter, ainsi que le docte possesseur. Je crois neanmoins qu'il ne faudrait pas, en fait de variantes, remettre en question ce qui a ete un parti pris avec gout. Toute edition d'ecrits posthumes et inacheves est une espece de toilette qui a demande quelques epingles: prenez garde de venir epiloguer apres coup la-dessus.]
Voila pour les preliminaires; mais le principal, ce qui devrait former le corps meme de l'edition desiree, ce qui, par la difficulte d'execution, la fera, je le crains, longtemps attendre, je veux dire le commentaire courant qui y serait necessaire, l'indication complete des diverses et multiples imitations, qui donc l'executera? L'erudition, le gout d'un Boissonade, n'y seraient pas de trop, et de plus il y aurait besoin, pour animer et dorer la scholie, de tout ce jeune amour moderne que nous avons porte a Andre. On ne se figure pas jusqu'ou Andre a pousse l'imitation, l'a compliquee, l'a condensee; il a dit dans une belle epitre:
Un juge sourcilleux, epiant mes ouvrages, Tout a coup, a grands cris, denonce vingt passages Traduits de tel auteur qu'il nomme; et, les trouvant, Il s'admire et se plait de se voir si savant. Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaitre Mille de mes larcins qu'il ignore peut-etre. Mon doigt sur mon manteau lui devoile a l'instant La couture invisible et qui va serpentant, Pour joindre a mon etoffe une pourpre etrangere...
Eh bien! en consultant les manuscrits, nous avons ete _vers lui_, et lui-meme nous a etonne par la quantite de ces industrieuses coutures qu'il nous a revelees ca et la: _junctura callidus acri_. Quand il n'a l'air que de traduire un morceau d'Euripide sur Medee:
Au sang de ses enfants, de vengeance egaree, Une mere plongea sa main denaturee, etc.,
il se souvient d'Ennius, de Phedre, qui ont imite ce morceau; il se souvient des vers de Virgile (eglogue VIII), qu'il a, dit-il, autrefois traduits etant au college. A tout moment, chez lui, on rencontre ainsi de ces reminiscences a triple fond, de ces imitations a triple _suture_. Son Bacchus, _Viens, o divin Bacchus, o jeune Thyonee!_ est un compose du Bacchus des _Metamorphoses_, de celui des _Noces de Thetis et de Pelee_; le Silene de Virgile s'y ajoute a la fin[70]. Quand on relit un auteur ancien, quel qu'il soit, et qu'on sait Andre par coeur, les imitations sortent a chaque pas. Dans ce fragment d'elegie:
Mais si Plutus revient, de sa source doree, Conduire dans mes mains quelque veine egaree, A mes signes, du fond de son appartement, Si ma blanche voisine a souri mollement...,
je croyais n'avoir affaire qu'a Horace:
Nunc et latentis proditor intimo Gratus puellae risus ab angulo;
et c'est a Perse qu'on est plus directement redevable:
... Visa est si forte pecunia, sive
[Note 70: Je trouve ces quatre beaux vers inedits sur Bacchus:
C'est le Dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange, Au visage de vierge, au front ceint de vendange, Qui dompte et fait courber sous son char gemissant Du Lynx aux cent couleurs le front obeissant...
J'en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de l'atelier qu'ils encombrent et qu'ils decorent:
Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents... Vous, du blond Anio Naiade au pied fluide; Vous, filles du Zephire et de la Nuit humide, Fleurs... Syrinx parle et respire aux levres du berger... Et le dormir suave au bord d'une fontaine... Et la blanche brebis de laine appesantie...,
et celui-ci, tout d'un coup satirique, aiguise d'Horace, a l'adresse prochaine de quelque sot,
Grand rimeur aux depens de ses ongles ronges.
]
Candida vicini subrisit molle puella, Cor tibi rite salit. . . . . . . . . . .
On a quelquefois trouve bien hardi ce vers du _Mendiant_:
Le toit s'egaie et rit de mille odeurs divines;
il est traduit des _Noces de Thetis et de Pelee_:
Queis permulsa domus jucundo risit odore.
On est tente de croire qu'Andre avait devant lui, sur sa table, ce poeme entr'ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la meme forme le poeme mythologique. Puis, deux vers plus loin a peine, ce n'est plus Catulle; on est en plein Lucrece:
Sur leurs bases d'argent, des formes animees Elevent dans leurs mains des torches enflammees... Si non aurea sunt juvenum simulacra per aedes Lampedas igniferas manibus retinentia dextris.
Mais ce Lucrece n'est lui-meme ici qu'un echo, un reflet magnifique d'Homere (_Odyssee_, liv. VII, vers 100). Andre les avait tous presents a la fois.--Jusque dans les endroits ou l'imitation semble le mieux couverte, on arrive a soupconner le larcin de Promethee. L'humble Phedre a dit:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .Decipit Fons prima multos: rara mens intelligit Quod _interiore_ condidit cura _angulo_;
et Chenier:
. . . . . . L'inventeur est celui... Qui, _fouillant_ des objets les plus _sombres retraites_, Etale et fait briller leurs richesses secretes.
N'est-ce la qu'une rencontre? N'est-ce pas une heureuse traduction du prosaique _interior angulus_, et _fouillant_ pour _intelligit_?--On a un echantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous les points.
Au sein de cette future edition difficile, mais possible, d'Andre Chenier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveaute les profils un peu evanouis de tant de poetes antiques; on ferait passer devant soi toutes les fines questions de la poetique francaise; on les agiterait a loisir. Il y aurait la, peut-etre, une gloire de commentateur a saisir encore; on ferait son oeuvre et son nom, a bord d'un autre, a bord d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe. Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derriere la haie qu'on ne franchira pas, c'est la le train de la vie.
Ai-je trop presume pourtant, en un moment de grandes querelles politiques et de formidables assauts, a ce qu'on assure[71], de croire interesser le monde avec ces debris de melodie, de pensee et d'etude, uniquement propres a faire mieux connaitre un poete, un homme, lequel, apres tout, vaillant et genereux entre les genereux, a su, au jour voulu, a l'heure du danger, sortir de ses doctes vallees, combattre sur la breche sociale, et mourir?
1er Fevrier 1839.
[Note 71: C'etait le moment de ce qu'on a appele la _Coalition_, dans laquelle les gagnants de Juillet, sous pretexte qu'on n'avait pas le vrai gouvernement parlementaire, s'etaient mis a assieger le ministere et a le vouloir renverser coute que coute, comme si la dynastie etait assez fondee et de force a resister au contre-coup.]
GEORGE FARCY[72]
[Note 72: Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de Farcy, publie chez M. Hachette (1831).]
La Revolution de Juillet a mis en lumiere peu d'hommes nouveaux, elle a devore peu d'hommes anciens; elle a ete si prompte, si spontanee, si confuse, si populaire, elle a ete si exclusivement l'oeuvre des masses, l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guere donne aux personnages deja connus le temps d'y assister et d'y cooperer, sinon vers les dernieres heures, et qu'elle ne s'est pas donne a elle-meme le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait deja un nom s'y est rallie un peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a du s'en retirer trop tot. Consultez les listes des heroiques victimes; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire anterieure; c'etait bien du pur et vrai peuple, c'etaient bien de vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-etre le seul qui frappe et arrete, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommee! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l'eclat de tant de noms contemporains! comme il avait besoin de travaux et d'annees pour signifier aux yeux du public ce que l'amitie y lisait deja avec confiance! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie plus longue n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinee de notre ami que pour la couronner.
Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation etait ailleurs: son gout, ses etudes, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie; il semblait ne pour soutenir et continuer avec independance le mouvement spiritualiste emane de l'Ecole normale. Il n'avait traverse la poesie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment ou les forces de son esprit plus rassis et plus mur se rassemblaient sur l'objet auquel il etait eminemment propre et qui allait devenir l'etude de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces reves inacheves, ces soupirs exhales ca et la dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des iles d'Italie, au milieu des nuits de l'Atlantique; ces vagues plaintes de premiere jeunesse, qui, s'il avait vecu, auraient a jamais sommeille dans son portefeuille avec quelque fleur sechee, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces mysteres qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pales et indecis ou sont pourtant epars tous les traits de son ame, nous les publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au debut, frappe a la poitrine eu un moment immortel, et qui, cher de tout temps a tous ceux qui l'ont connu, ne saurait desormais demeurer indifferent a la patrie.
Jean-George Farcy naquit a Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction honnete, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu'il perdit son pere et sa mere; sa grand'mere le recueillit et le fit elever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg Saint-Jacques; il y commenca ses etudes, et lorsqu'il fut assez avance, il les poursuivit au college de Louis-le-Grand, dont l'institution de M. Gandon frequentait les cours. En 1819, ses etudes terminees, il entra a l'Ecole normale, et il en sortait lorsque l'ordonnance du ministre Corbiere brisa l'institution en 1822.
Durant ces vingt-deux annees, comment s'etait passee la vie de l'orphelin Farcy? La portion exterieure en est fort claire et fort simple; il etudia beaucoup, se distingua dans ses classes, se concilia l'amitie de ses condisciples et de ses maitres; il allait deux fois le jour au college; il sortait probablement tous les dimanches ou toutes les quinzaines pour passer la journee chez sa grand'mere. Voila ce qu'il fit regulierement durant toutes ces belles et fecondes annees; mais ce qu'il sentait la-dessous, ce qu'il souffrait, ce qu'il desirait secretement; mais l'aspect sous lequel il entrevoyait le monde, la nature, la societe; mais ces tourbillons de sentiments que la puberte excitee et comprimee eveille avec elle; mais son jeune espoir, ses vastes pensees de voyages, d'ambition, d'amour; mais son voeu le plus intime, son point sensible et cache, son cote pudique; mais son roman, mais son coeur, qui nous le dira?
Une grande timidite, beaucoup de reserve, une sorte de sauvagerie; une douceur habituelle qu'interrompait parfois quelque chose de nerveux, de petulant, de fugitif; le commerce tres-agreable et assez prompt, l'intimite tres-difficile et jamais absolue; une repugnance marquee a vous entretenir de lui-meme, de sa propre vie, de ses propres sensations, a remonter en causant et a se complaire familierement dans ses souvenirs, comme si, lui, il n'avait pas de souvenirs, comme s'il n'avait jamais ete apprivoise au sein de la famille, comme s'il n'y avait rien eu d'aime et de choye, de dore et de fleuri dans son enfance; une ardeur inquiete, deja fatiguee, se manifestant par du mouvement plutot que par des rayons; l'instinct voyageur a un haut degre; l'humeur libre, franche, independante, elancee, un peu fauve, comme qui dirait d'un chamois ou d'un oiseau [73]; mais avec cela un coeur d'homme ouvert a l'attendrissement et capable au besoin de stoicisme: un front pudique comme celui d'une jeune fille, et d'abord rougissant aisement; l'adoration du beau, de l'honnete; l'indignation genereuse contre le mal; sa narine s'enflant alors et sa levre se relevant, pleine de dedain; puis un coup d'oeil rapide et sur, une parole droite et concise, un nerf philosophique tres-perfectionne: tel nous apparait Farcy au sortir de l'Ecole normale; il avait donc, du sein de sa vie monotone, beaucoup senti deja et beaucoup vu; il s'etait donne a lui-meme, a cote de l'education classique qu'il avait recue, une education morale plus interieure et toute solitaire.
[Note 73: ≪A sa taille mince, a des favoris d'un blond vif, on l'eut pris pour un Ecossais,≫ a dit de lui M. de Latouche (_Vallee-aux-Loups_). Ce trait est saisi d'apres nature, il peint tout Farcy au physique et resume les plus minutieuses descriptions qu'on pourrait faire de lui: Ecossais de physionomie et aussi de philosophie, c'est juste cela.]
L'Ecole normale dissoute, Farcy se logea dans la rue d'Enfer, pres de son maitre et de son ami M. Victor Cousin, et se disposa a poursuivre les etudes philosophiques vers lesquelles il se sentait appele. Mais le regime deplorable qui asservissait l'instruction publique ne laissait aux jeunes hommes liberaux et independants aucun espoir prochain de trouver place, meme aux rangs les plus modestes. Une education particuliere chez une noble dame russe se presenta, avec tous les avantages apparents qui peuvent dorer ces sortes de chaines; Farcy accepta. Il avait beaucoup desire connaitre le monde, le voir de pres dans son eclat, dans les seductions de son opulence, respirer les parfums des robes de femmes, ouir les musiques des concerts, s'ebattre sous l'ombrage des parcs; il vit, il eut tout cela, mais non en spectateur libre et oisif, non sur ce pied complet d'egalite qu'il aurait voulu, et il en souffrait amerement. C'etait la une arriere-pensee poignante que toute l'amabilite delicate et ingenieuse de la mere[74] ne put assoupir dans l'ame du jeune precepteur. Il se contint durant pres de trois ans. Puis enfin, trouvant son pecule assez grossi et sa chaine par trop pesante, il la secoua. Je trouve, dans des notes qu'il ecrivait alors, l'expression exageree, mais bien vive, du sentiment de fierte qui l'ulcerait: ≪Que me parlez-vous de joie? Oh! voyez, voyez mon ame encore marquee des fletrissantes empreintes de l'esclavage, voyez ces blessures honteuses que le temps et mes larmes n'ont pu fermer encore... Laissez-moi, je veux etre libre... Ah! j'ai dedaigne de plus douces chaines; je veux etre libre. J'aime mieux vivre avec dignite et tristesse que de trouver des joies factices dans l'esclavage et le mepris de moi-meme.≫
[Note 74: La belle madame de Narischkin.]
Ce fut un an environ avant de quitter ses fonctions de precepteur (1825) qu'il publia une traduction du troisieme volume des _Elements de la Philosophie de l'Esprit humain_, par Dugald Stewart. Ce travail, entrepris d'apres les conseils de M. Cousin, etait precede d'une introduction dans laquelle Farcy eclaircissait avec sagacite et exposait avec precision divers points delicats de psychologie. Il donna aussi quelques articles litteraires au _Globe_ dans les premiers temps de sa fondation.
Enfin, vers septembre 1826, voila Farcy libre, maitre de lui-meme; il a de quoi se suffire durant quelques annees, il part; tout froisse encore du contact de la societe, c'est la nature qu'il cherche, c'est la terre que tout poete, que tout savant, que tout chretien, que tout amant desire: c'est l'Italie. Il part seul; lui, il n'a d'autre but que de voir et de sentir, de s'inonder de lumiere, de se repaitre de la couleur des lieux, de l'aspect general des villes et des campagnes, de se penetrer de ce ciel si calme et si profond, de contempler avec une ame harmonieuse tout ce qui vit, nature et hommes. Hors de la, peu de choses l'interessent; l'antiquite ne l'occupe guere, la societe moderne ne l'attire pas. Il se laisse et il se sent vivre. A Rome, son impression fut particuliere. Ce qu'il en aima seulement, ce fut ce sublime silence de mort quand on en approche; ce furent ces vastes plaines desolees ou plus rien ne se laboure ni ne se moissonne jamais, ces vieux murs de brique, ces ruines au dedans et au dehors; ce soleil d'aplomb sur des routes poudreuses, ces villas severes et melancoliques dans la noirceur de leurs pins et de leurs cypres. La Rome moderne ne remplit pas son attente; son gout simple et pur repoussait les colifichets: ≪Decidement, ecrivait-il, je ne suis pas fort emerveille de Saint-Pierre, ni du pape, ni des cardinaux, ni des ceremonies de la Semaine sainte, celle de la benediction de Paques exceptee.≫ De plus, il ne trouvait pas la assez d'agreable mele a l'imposant antique pour qu'on en put faire un sejour de predilection. Mais Naples, Naples, a la bonne heure! Non pas la ville meme, trop souvent les chaleurs y accablent, et les gens y revoltent: ≪Quel peuple abandonne dans ses allures, dans ses paroles, dans ses moeurs! Il y a la une atmosphere de volupte grossiere qui relacherait les coeurs les plus forts. Ceux qui viennent en Italie pour refaire leur sante doivent porter leurs projets de sagesse ailleurs[75].≫ Mais le golfe, la mer, les iles, c'etait bien la pour lui le pays enchante ou l'on demeure et ou l'on oublie. Combien de fois, sur ce rivage admirable, appuye contre une colonne, et la vague se brisant amoureusement a ses pieds, il dut ressentir, durant des heures entieres, ce charme indicible, cet attiedissement voluptueux, cette transformation etheree de tout son etre, si divinement decrite par Chateaubriand au cinquieme livre des _Martyrs_! Ischia, qu'a chantee Lamartine, fut encore le lieu qu'il prefera entre tous ces lieux. Il s'y etablit, et y passa la saison des chaleurs. La solitude, la poesie, l'amitie, un peu d'amour sans doute, y remplirent ses loisirs. M. Colin, jeune peintre francais, d'un caractere aimable et facile, d'un talent bien vif et bien franc, se trouvait a Ischia en meme temps que Farcy; tous deux se convinrent et s'aimerent. Chaque matin, l'un allait a ses croquis, l'autre a ses reves, et ils se retrouvaient le soir. Farcy restait une bonne partie du jour dans un bois d'orangers, relisant Petrarque, Andre Chenier, Byron; songeant a la beaute de quelque jeune fille qu'il avait vue chez son hotesse; se redisant, dans une position assez semblable, quelqu'une de ces strophes cheries, qui realisent a la fois l'ideal comme poesie melodieuse et comme souvenir de bonheur:
Combien de fois, pres du rivage Ou Nisida dort sur les mers, La beaute credule ou volage Accourut a nos doux concerts! Combien de fois la barque errante Berca sur l'onde transparente Deux couples par l'amour conduits, Tandis qu'une deesse amie Jetait sur la vague endormie Le voile parfume des nuits!
[Note 75:
Quam Romanus honos el Graeca licentia miscet,
a dit Stace de Naples: la derniere partie du vers se verifie a Naples, mais il n'y a plus trace de ce qu'indique la premiere. Le _miscet_ regne; c'est l'_honos_ qui n'est pas reste.]
En passant a Florence, Farcy avait vu Lamartine; n'ayant pas de lettre d'introduction aupres de son illustre compatriote, il composa des vers et les lui adressa; il eut soin d'y joindre un petit billet _qu'il fit le plus cavalier possible_, comme il l'ecrivit depuis a M. Viguier, de peur que le grand poete ne crut voir arriver un rimeur bien pedant, bien humble et bien vain. L'accueil de Lamartine et son jugement favorable encouragerent Farcy a continuer ses essais poetiques. Il composa donc plusieurs pieces de vers durant son sejour a Ischia; il les envoyait en France a son excellent ami M. Viguier, qu'il avait eu pour maitre a l'Ecole normale, reclamant de lui un avis sincere, de bonnes et franches critiques, et, comme il disait, _des critiques antiques avec le mot propre sans periphrase_. Pour exprimer toute notre pensee, ces vers de Farcy nous semblent une haute preuve de talent, comme etant le produit d'une puissante et riche faculte tres-fatiguee, et en quelque sorte epuisee avant la production: on y trouve peu d'eclat et de fraicheur; son harmonie ne s'exhale pas, son style ne rayonne pas; mais le sentiment qui l'inspire est profond, continu, eleve; la faculte philosophique s'y manifeste avec largeur et mouvement. L'impression qui resulte de ces vers, quand on les a lus ou entendus, est celle d'un stoicisme triste et resigne qui traverse noblement la vie en contenant une larme. Nous signalons surtout au lecteur la piece adressee a un ami victime de l'amour; elle est sublime de gravite tendre et d'accent a la fois viril et emu. Dans la piece a madame O'R...., alors enceinte, on remarquera une strophe qui ferait honneur a Lamartine lui-meme: c'est celle ou le poete, s'adressant a l'enfant qui ne vit encore que pour sa mere, s'ecrie:
Tu seras beau; les Dieux, dans leur magnificence, N'ont pas en vain sur toi, des avant ta naissance, Epuise les faveurs d'un climat enchante; Comme au sein de l'artiste une sublime image, N'es-tu pas ne parmi les oeuvres du vieil age? N'es-tu pas fils de la beaute?
Ce que nous disons avec impartialite des vers de Farcy, il le sentit lui-meme de bonne heure et mieux que personne; il aimait vivement la poesie, mais il savait surtout qu'on doit ou y exceller ou s'en abstenir: ≪Je ne voudrais pas, ecrivait-il a M. Viguier, que mes vers fussent de ceux dont on dit: _Mais cela n'est pas mal en verite!_ et qu'on laisse la pour passer a autre chose.≫ Sans donc renoncer, des le debut, a cette chere et consolante poesie, il ne s'empressa aucunement de s'y livrer tout entier. D'autres idees le prirent a cette epoque: il avait du aller en Grece avec son ami Colin; mais ce dernier ayant ete oblige par des raisons privees de retourner en France, Farcy ajourna son projet. Ses economies d'ailleurs tiraient a leur fin. L'ambition de faire fortune, pour contenter ensuite ses gouts de voyage, le preoccupa au point de l'engager dans une entreprise fort incertaine et fort couteuse avec un homme qui le leurra de promesses et finalement l'abusa[76]. Plein de son idee, Farcy quitta Naples a la fin de l'annee 1827, revint a Paris, ou il ne passa que huit jours, et ne vit qu'a peine ses amis, pour eviter leurs conseils et remontrances, puis partit en Angleterre, d'ou il s'embarqua pour le Bresil. Nous le retrouvons a Paris en avril 1829. Tout ce que ses amis surent alors, c'est que cette annee d'absence s'etait passee pour lui dans les ennuis, les mecomptes, et que sa candeur avait ete jouee. Il ne s'expliquait jamais la-dessus qu'avec une extreme reserve; il avait ceci pour constante maxime: ≪Si tu veux que ton secret reste cache, ne le dis a personne; car pourquoi un autre serait-il plus discret que toi-meme dans tes affaires? Ta confidence est deja pour lui un mauvais exemple et une excuse.≫ Et encore: ≪Ne nous plaignons jamais de notre destinee: qui se fait plaindre se fait mepriser.≫ Mais nous avons trouve, dans un journal qu'il ecrivait a son usage, quelques details precieux sur cette annee de solitude et d'epreuves:
≪J'ai quitte Londres le lundi 2 juin 1828; le navire _George et Mary_, sur lequel j'avais arrete mon passage, etait parti le dimanche matin; il m'a fallu le joindre a Gravesend: c'est de la que j'ai adresse mes derniers adieux a mes amis de France. J'ai encore eprouve une fois combien les emotions, dans ce qu'on appelle les occasions solennelles, sont rares pour moi; a moins que ce ne soient pas la mes occasions solennelles. J'ai quitte l'Angleterre pour l'Amerique, avec autant d'indifference que si je faisais mon premier pas pour une promenade d'un mille: il en a ete de meme de la France, mais il n'en a pas ete de meme de l'Italie: c'est la que j'ai joui pour la premiere fois de mon independance, c'est la que j'ai ete le plus puissant de corps et d'esprit. Et cependant que j'y ai mal employe de temps et de forces! Ai-je merite ma liberte?--Quand je pense que je n'avais deja plus alors que des reminiscences d'enthousiasme, que je regrettais la vivacite et la fraicheur de mes sensations et de mes pensees d'autrefois! Etait-ce seulement que les enfants s'amusent de tout, et que j'etais devenu plus severe avec moi-meme?--Mais la purete d'ame, mais les croyances encore naives, mais les reves qui embrassent tout, parce qu'ils ne reposent sur rien, c'en etait deja fait pour moi. Je ne voyais qu'un present dont il fallait jouir, et jouir seul, parce que je n'avais ni richesses, ni bonheur a faire partager a personne, parce que l'avenir ne m'offrait que des jouissances deja usees avec des moyens plus restreints; et ne pas croitre dans la vie, c'est dechoir.--Et cependant, du moins, tout ce que je voyais alors agissait sur moi pour me ranimer; tout me faisait fete dans la nature; c'etait vraiment un concert de la terre, des cieux, de la mer, des forets et des hommes; c'etait une harmonie ineffable, qui me penetrait, que je meditais et que je respirais a loisir; et quand je croyais y avoir dignement mele ma voix a mon tour, par un travail et par un succes egal a mes forces et au ton du choeur qui m'environnait, j'etais heureux;--oui, j'etais heureux, quoique seul; heureux par la nature et avec Dieu. Et j'ai pu etre assez faible pour livrer plus de la moitie de ce temps aux autres, pour ne pas m'etablir definitivement dans cette felicite. La peur de quelque depense m'a retenu, et la vanite, et pis encore, m'ont emporte plus d'argent qu'il n'en eut fallu pour jouir en roi de ce que j'avais sous les yeux.--La societe?...--moi qui ne vaux rien que seul et inconnu, moi qui n'aime et n'aimerai peut-etre plus jamais rien que la solitude et _le sombre plaisir d'un coeur melancolique_.--Mais il faudrait des evenements et des sentiments pour appuyer cela; il faudrait au moins des etudes serieuses pour me rendre temoignage a moi-meme. Un gout vague ne se suffit pas a lui seul, et c'est pourquoi il est si aise au premier venu de me faire abandonner ce qui tout a l'heure me semblait ma vie. J'en demeure bien marque assez profondement au fond de mon ame, et il me reste toujours une part qu'on ne peut ni corrompre ni m'enlever. Est-ce par la que j'echapperai, ou ce secret parfum lui-meme s'evaporera-t-il?≫
[Note 76: M. Jacques Coste, qui vendit au ministere les _Tablettes universelles_ en 1823 et qui fonda ensuite le journal _le Temps_.]
Cette longue traversee, le manque absolu de livres et de conversation, son ignorance de l'astronomie qui lui fermait l'etude du ciel, tout contribuait a developper demesurement chez lui son habitude de reverie sans objet et sans resultat.
≪29 _juillet_.--Encore dix jours au plus, j'espere, et nous serons a Rio. Je me promets beaucoup de plaisir et de vraies jouissances au milieu de cette nature grande et nouvelle. De jour en jour je me fortifie dans l'habitude de la contemplation solitaire. Je puis maintenant passer la moitie d'une belle nuit, seul, a rever en me promenant, sans songer que la nuit est le temps du retour a la chambre et du repos, sans me sentir appesanti par l'exemple de tout ce qui m'entoure. C'est la un progres dont je me felicite. Je crois que l'age, en m'otant de plus en plus le besoin de sommeil, augmentera cette disposition. Il me semble que c'est une des plus favorables a qui veut occuper son esprit. La pensee arrive alors, non plus seulement comme verite, mais comme sentiment. Il y a un calme, une douceur, une tristesse dans tout ce qui vous environne, qui penetre par tous les sens; et cette douceur, cette tristesse tombent vraiment goutte a goutte sur le coeur, comme la fraicheur du soir. Je ne connais rien qui doive etre plus doux que de se promener a cette heure-la avec une femme aimee.≫ Pauvre Farcy! voila que tout a la fin, sans y songer, il donne un dementi a son projet contemplatif, et qu'avec un seul etre de plus, avec une compagne telle qu'il s'en glisse inevitablement dans les plus doux voeux du coeur, il peuple tout d'un coup sa solitude. C'est qu'en effet il ne lui a manque d'abord qu'une femme aimee, pour entrer en pleine possession de la vie et pour s'apprivoiser parmi les hommes.
≪29 _novembre, Rio-Janeiro_.--Que n'ai-je ecoute ma repugnance a m'engager avec une personne dont je connaissais les fautes anterieures, et qui, du cote du caractere, me semblait plus habile qu'estimable! Mais l'amour de m'enrichir m'a seduit. En voyant ses relations retablies sur le pied de l'amitie et de la confiance avec les gens les plus distingues, j'ai cru qu'il y aurait de ma part du pedantisme et de la pruderie a etre plus difficile que tout le monde. J'ai craint que ce ne fut que l'ennui de me deranger qui me deconseillat cette demarche. Je me suis dit qu'il fallait s'habituer a vivre avec tous les caracteres et tous les principes; qu'il serait fort utile pour moi de voir agir un homme d'affaires raisonnant sa conduite et marchant adroitement au succes. J'ai resiste a mes penchants, qui me portaient a la vie solitaire et contemplative. J'ai ploye mon caractere impatient jusqu'a condescendre aux desirs souvent capricieux d'un homme que j'estimais au-dessous de moi en tout, excepte dans un talent equivoque de faire fortune. Si je m'etais decide a quelque depense, j'avais la Grece sous les yeux, ou je vivais avec Moliere (_le philhellene_), avec qui j'aimerais mieux une mauvaise tente qu'un palais avec l'autre. Eh bien! cet argent que je me suis refuse d'une part, je l'ai depense de l'autre inutilement, ennuyeusement, a voyager et a attendre. J'ai sacrifie tous mes gouts, l'espoir assez voisin de quelque reputation par mes vers, et, par la encore, d'un bon accueil a mon retour en France. En ce faisant, j'ai cru accomplir un grand acte de sagesse, me preparer de grands eloges de la part de la prudence humaine, et, l'evenement arrive, il se trouve que je n'ai fait qu'une grosse sottise... Enfin me voila a deux mille lieues de mon pays, sans ressources, sans occupation, force de recourir a la pitie des autres, en leur presentant pour titre a leur confiance une histoire qui ressemble a un roman tres-invraisemblable;--et, pour terminer peut-etre ma peine et cette plate comedie, un duel qui m'arrive pour demain avec un mauvais sujet, reconnu tel de tout le monde, qui m'a insulte grossierement en public, sans que je lui en eusse donne le moindre motif;--convaincu que le duel, et surtout avec un tel etre, est une absurdite, et ne pouvant m'y soustraire;--ne sachant, si je suis blesse, ou trouver mille reis pour me faire traiter, ayant ainsi en perspective la misere extreme, et peut-etre la mort ou l'hopital;--et cependant, _content et aime des Dieux_.--Je dois avouer pourtant que je ne sais comment ils (_les Dieux_) prendront cette derniere folie. _Je ne sais_, oui, c'est le seul mot que je puisse dire; et, en verite, je l'ai souvent cherche de bonne foi et de sang-froid; d'ou je conclus qu'il n'y a pas au fond tant de mal dans cette demarche que beaucoup le disent, puisqu'il n'est pas clair comme le jour qu'elle est criminelle, comme de tuer par trahison, de voler, de calomnier, et meme d'etre adultere (quoique la chose soit aussi quelque peu difficile a debrouiller en certains cas). Je conclus donc que, pour un coeur droit qui se presentera devant eux avec cette ignorance pour excuse, ils se serviront de l'axiome de nos juges de la justice humaine: _Dans le doute, il faut incliner vers le parti le plus doux_; transportant ici le doute, comme il convient a des Dieux, de l'esprit des juges a celui de l'accuse.≫
L'affaire du duel terminee (et elle le fut a l'honneur de Farcy), l'embarras d'argent restait toujours; il parvint a en sortir, grace a l'obligeance cordiale de MM. Polydore de La Rochefoucauld et Pontois, qui allerent au-devant de sa pudeur. Farcy leur en garda a tous deux une profonde reconnaissance que nous sommes heureux de consigner ici.
De retour en France, Farcy etait desormais un homme acheve: il avait l'experience du monde, il avait connu la misere, il avait visite et senti la nature; les illusions ne le tentaient plus; son caractere etait mur par tous les points; et la conscience qu'il eut d'abord de cette derniere metamorphose de son etre lui donnait une sorte d'aisance au dehors dont il etait fier en secret: ≪Voici l'age, se disait-il, ou tout devient serieux, ou ma personne ne s'efface plus devant les autres, ou mes paroles sont ecoutees, ou l'on compte avec moi en toutes manieres, ou mes pensees et mes sentiments ne sont plus seulement des reves de jeune homme auxquels on s'interesse si on en a le temps, et qu'on neglige sans facon des que la vie serieuse recommence. Et pour moi meme, tout prend dans mes rapports avec les autres un caractere plus positif; sans entrer dans les affaires, je ne me defie plus de mes idees ou de mes sentiments, je ne les renferme plus en moi; je dis aux uns que je les desapprouve, aux autres que je les aime; toutes mes questions demandent une reponse; mes actions, au lieu de se perdre dans le vague, ont un but; je veux influer sur les autres, etc.≫
En meme temps que cette defiance excessive de lui-meme faisait place a une noble aisance, l'aprete tranchante dans les jugements et les opinions, qui s'accorde si bien avec l'isolement et la timidite, cedait chez lui a une vue des choses plus calme, plus etendue et plus bienveillante. Les elans genereux ne lui manquaient jamais; il etait toujours capable de vertueuses coleres; mais sa sagesse desesperait moins promptement des hommes; elle entendait davantage les temperaments et entrait plus avant dans les raisons. Souvent, quand M. Viguier, ce sage optimiste par excellence, cherchait, dans ses causeries abandonnees, a lui epancher quelque chose de son impartialite intelligente, il lui arrivait de rencontrer a l'improviste dans l'ame de Farcy je ne sais quel endroit sensible, petulant, recalcitrant, par ou cette nature, douce et sauvage tout ensemble, lui echappait; c'etait comme un coup de jarret qui emportait le cerf dans les bois. Cette facilite a s'emporter et a s'effaroucher disparaissait de jour en jour chez Farcy. Il en etait venu a tout considerer et a tout comprendre. Je le comparerais, pour la sagesse prematuree, a Vauvenargues, et plusieurs de ses pensees morales semblent ecrites en prose par Andre Chenier:
≪Le jeune homme est enthousiaste dans ses idees, apre dans ses jugements, passionne dans ses sentiments, audacieux et timide dans ses actions.
≪Il n'a pas encore de position ni d'engagements dans le monde; ses actions et ses paroles sont sans consequence. |
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